Restless Farewell

Dans la ruelle sombre attenante, les yeux habitués auraient remarqué la soudaine distorsion qui accompagne l'apparition. Mais pour cela, il aurait fallu qu'elle soit fréquentée et que les rares passants des heures tardives soient d'une sobriété qui ne les caractérisaient guère. Et si cela avait été le cas, alors les deux hommes auraient choisi un autre endroit, plus indiqué, pour transplaner.

Pour la forme, chacun s'époussette, efface d'un geste un pli qui n'existait pas avant le voyage et qui, en réalité, n'existait pas après également. Mais il aurait été de mauvais ton de briser immédiatement l'air maussade qui s'installe doucement dans cette ruelle sordide du coeur battant de Londres. Cela aurait dénaturé l'air empli de tristesse que même les restes de brume mourante tiennent à conserver.

Au coin, on devine la présence des vivant·e·s. D'un bar non loin s'échappe à chaque passage le grincement de la porte, sinistre ce soir, habituel les autres. Un fin filet de conversations banales l'accompagne pendant qu'ils attendent. Adossé contre un mur, Rhodius n'a pas décroché un regard à son père depuis leur arrivée, le dernier remontant à l'acquiescement de tête sec pour marquer leur départ. Aucun ne râle, aucun ne souffle, aucun ne bat de manière démesurée le temps qui passe, qui semble s'éterniser dans cette brèche qui s'ouvre. Ce soir, le temps va s'arrêter dans ce quartier londonien aux pierres noires de suie et de chagrin.

Ponctuelle, une dernière silhouette apparaît quelques pas plus loin, dans la même soudaineté que les autres. "Père" a à peine le temps de signaler le jeune homme, au cas où le patriarche aurait déjà commencé sa longue descente dans les cercles de souvenirs qui se déchainent dans son esprit - même si Rhodius doute que cela se produise déjà. Le mentor se matérialise, enfin.

Les trois sont réunis, les festivités vont pouvoir commencer.

L'aîné paraît dernier.
Chaque arrivée est une leçon - celle-ci rappelle la place donnée à son homologue dans ses priorités. Au nom raccourci il ne répond que d'un grincement de dents - un tic infime au bord de la paupière annonce qu'elle brûle, déjà. Comme rejet physique, allergie à sa présence ici. Rhodius n'approuve pas, il annoncerait s'il était prêt à s'expliquer. Il bat plutôt des cils pour chasser une poussière morte, frictionne brièvement l'épaule de son neveu en salut plus personnel, où le geste prétend que c'est pour le gamin qui cherche le soutien, qu'il est celui qui peine à enterrer pour la millième fois un homme qu'il n'a jamais connu.

Cortège s'ouvre et Neodymius ferme la marche, allonge le pas pour repousser l'échéance. Le temps de passer la porte et le tic est devenu furieux - l'index frotte le coin de l'œil, y gratte quelques cendres de la pointe de l'ongle. Il ne remarque pas la contrariété de son cadet.

Tire sa chaise du pied pour s'y asseoir d'un geste rigide, d'âge ou de tension. Les années l'ont rendu las, cassant, presque friable. Il n'a aucune envie de rejouer encore cette scène d'agonie, ce deuil risible qui consiste à tout faire pour l'éviter. A le retenir qu'importe le prix. Il lève une main, la passe cette fois sur la joue irritée par le baiser distrait qu'a donné son épouse sur le départ - privilège des grands jours dont il n'a que faire. Interpelle le serveur, voit plutôt le gérant s'approcher. Comme chaque année.

On les reconnaît sans les connaître, se rappelle à voix basse du rite silence qui les amène ici en procession pesante. Leur frère est mort en sortant d'ici, juste devant, avec le temps on en a oublié les circonstances, le fait divers devenu légende. Si, je te jure, cette trace c'est un reste de sang du type qui s'est fait descendre ici - Mon voisin y était, il se souvient - Des bourges qui cherchaient l'embrouille - Une histoire de portefeuille tiré on m'a dit - Personne les connaissait, même pas le nom du gars

Il commande, le même scotch pour le filleul et lui. Evarist aura la liqueur plus douce qu'il appréciait dans l'adolescence - retour pour sa salutation déplaisante. On leur apporte vite trois verres, et trois plus petits qu'on ne prend pas la peine d'expliquer, sympathie pour leur peine immémoriale. "Chaque année je suis surpris de ne pas contempler ta chaise vide en plus de la sienne," il lâche finalement, timbre placide dans son premier regard - sec glacier - pour son beau-frère. Au bal des larmes concède la première danse, à la crainte sans cesse grandissante.

Claquement irrité pour marquer la désapprobation qui ne lui appartient pas devant la confusion semée. L'irritabilité du moment est prétexte à tout, à l'imitation de tou·te·s les mort·e·s. Une autre table aurait été parfaite, il n'aurait pas eu à tergiverser sur la place à occuper. Celle du mort dont il a déjà trop hérité, celle qui n'appartient à personne et surtout pas à ce moment. Celle qui lui convient le mieux, finalement, gardien de choses qui le dépassent et dont la présence sert juste de pseudo-barrière vite oubliée.

Chaque année, c'est la même ritournelle, la pitié et les chuchotements autour du curieux trio. Le poids qui pèse sur l'estomac dès le réveil, les excuses pour se défiler balayer d'un revers. C'est comme ces repas de famille auxquels on ne peut déroger sauf qu'il n'y a que son père, son parrain, lui-même depuis qu'il est haut comme trois pommes et le spectre d'un homme évangélisé.

La liqueur ambrée est aussitôt avalée qu'elle est arrivée. Toujours trop vite, la surprise en moins comparée à la toute première fois, trop jeune grâce à la compassion du tenancier. Au moins, aujourd'hui, personne ne lui reprocherait de s'enivrer. De toute manière, c'est un manoir vide qui les attend. La deuxième apportée en offrande est bercée, par respect.

Et puis, la joute commence, piquante, sévère. Sa main s'envole pour commander déjà la suite - un double cette fois, s'il vous plait - dans un langage qu'il a appris à peaufiner avec le lieu pour passer le temps. Un soupir retenu ne franchit pas ses lèvres, comme la stupide idée que l'année prochaine, ça serait la sienne qui serait vide. Non, à la place, il se joue écuyer. "Qui sait, peut-être que l'année prochaine, il sera parti pour le travail. Même s'il garde ça pour d'autres moments, tu sais." Les escapades rapidement reprises, au goût de certain·e·s.

Deux verres devant lui et le gauche faisait déjà froncer le nez. Odeur sirupeuse, vague dégout remontant les souvenirs flous de soirées à trois. Evarist ne prit pas l'air vexé, balaya l'injure avec sourire mutin, les lippes dévoilant les dents. Déjà, il voulait partir fumer, rejoindre l'air frais du dehors et se perdre dans la contemplation d'un cadavre qui n'y était plus. Flaque rouge envahissait déjà son esprit et baignait dedans un corps puis un autre. Celui rêvé, celui de la réalité et le poids de la culpabilité pesa encore plus. Il leva son verre, l'offert pas l'offense - une autre suivit, joute habituelle -, azur plongé dans le même regard que celui du mort. "Ironique lorsque l'on sait que ça aurait pu être toi." Rictus s'agrandit, insolent et un instant il en aurait oublié le fils posé en face de la chaise vide. Mais Rhodeux vomit (ou presque) alors enchanteur fut obligé de se détacher. Invoquer les caisses vides, les vêtements rapiécés, le plafond troué au-dessus de la baignoire aurait été suffisant mais jamais devant Neodymius. Une gorgée de bue, l'héritier avait pris de l'avance sinon la liqueur aurait été échangé. Il faudrait bien la boire, pour l'honneur. Pour passer le goût âpre des reproches. "Elle n'aurait pas souhaité que l'on se laisse abattre" déclara-t-il de son ton grave, tragique. L'alliance en or blanc brillait à son doigt comme au premier jour. "Rhodius non plus" ajouté en un murmure. Cercueil à peine recouvert qu'il était déjà parti, fuyant les yeux du frère. "Il faut bien vivre." Il leva le mauvais verre, pour un vrai toast cette fois. "A Rhodius !" Avant d'ajouter plus bas, faussement touché. "C'était sa boisson préférée."

Ça aurait pu - "ça aurait dû" il tranche, lui coupe presque les mots. La figure devient marbre avant même d'apprécier l'intervention du plus jeune. L'œil se voile d'une nuance supplémentaire d'opale mais ne cille pas.
Le choix rejoué des nuits, des années entières pour la même conclusion - simpliste, mathématique - que la peine aurait moins accablé s'il avait reçu la balle qui lui était destinée. Rhodius aurait vécu - pleinement, pas cette existence pénitence où il se rattrape sans cesse pour ces jours qu'on a volés pour lui, d'autres auraient revu le sourire d'Evarist. Celui qui brille du cœur, non l'ersatz acide qu'il leur sert ce soir et tous les soirs. Il ne sait plus quand il l'a vu, Neo, ne fait plus que l'entendre parfois, le deviner dans sa voix quand même les étoiles sont refusées comme témoins.

D'une patte crispée il attrape son verre, cogne des crocs aux mots que l'autre continue de déballer. La mention appelle un autre orage dans les iris - il n'a même pas l'âme à offrir une excuse au gamin déjà oublié quand il siffle. "Si tu veux célébrer tes morts, il existe un jour dédié dans le calendrier. Celui-ci lui appartient - à Rhodius," il répète écho avant de boire d'une traite trop habituée. Le faux cristal claque, se fendille quand il le repose sur le bois usé par leur fiel. Les années n'ont pas érodé l'humeur, qui tempête au moindre rappel des épousailles.

Mâchoire grinçante s’ajoute à la cacophonie des lieux. Gamin ravale la rancoeur qui commence à fleurir entre ses dents parce que le doyen de la tablée a raison, malheureusement. A chaque mort, son jour. Et ce n’est pas celui pour empoigner ce qui ne devrait l’être pour des paroles prêtées qui lui hérissent le poil. La pause de rigueur devrait encore attendre, par bienséance. Il ne peut s’éclipser alors que le cérémoniel vient de commencer. Ne peut laisser une occasion à l’âge mûr de penser qu’il a gagné, le forfait amer serait toutefois oublié dans les migraines qui suivront le lendemain.

« A Rhodius », reprend l’homonyme qui n’a pas encore rejoint l’éther, avec une infime seconde de décalage. Célébrer un homme qu’il n’a jamais connu. Jamais eu la chance de connaître, clameraient les autres d’ici quelques gorgées. Parfois, le jeune homme se demandait à quel point cela aurait changé sa vie, si chacun était resté sagement chez lui. Si un autre nom lui aurait été légué. Si l’Autre aurait été choisi comme parrain. Si les rides prématurées qu’il a toujours connu marqueraient autant les visages qui l’entourent. Si la bile acide se seraient adoucies. Si, si, si pour occuper le temps, trouver l’espace liminal où se réfugier.

Gorgée doucereuse réchauffe la gorge. « Un homme de goût, assurément » donne-t-il l’écho à la remarque du Nott. « Ça devait être quelque chose, de le connaître ». Tout aussi faux que son père. L’émotion étrangère et habilement taillée. Il ne fait qu’appliquer les conseils murmurés des années plus tôt par les mains qui s’assurent que le col est en place, les cheveux peignés. S’il veut fuir la spirale infinie de culpabilité, celle qui les pousse à, des heures durant, déterminer celui qui aurait du, aurait pu, aurait su, il a tout intérêt à les lancer sur les souvenirs dorés d’une jeunesse cramée.

Pu, dû. Venin fit mouche et l'azur devint assassin. Une autre fois, il avait molli, s'était laissé aller à dire ne dis pas ça, à penser que la troisième option aurait été bonne. Lui se jetant devant l'homme qui le détestait assurément, épargnant la fratrie déchirée, mourant martyr. Il n'y aurait alors pas eu besoin d'un second Rhodius qui n'égalerait jamais le premier. Parfois, Evarist regrettait le fardeau posé sur son aîné mais les morts devaient être honorés.

Toast sans bénédiction et déjà Evarist contre-attaquait. "Rhodius adorait Mercy", aurait bien partagé son jour plutôt que ses nuits (elle n'était pas assez bien pour lui, parfaite pour Evarist avait-il dit). Couteau tiré, un œil appuyé vers l'héritier, en question muette. Savait-il vraiment ce qu'il s'était joué ? Qui avait laissé sa mère crever ?

Négociateur négocia bien et les épaules se relâchèrent un peu. Cigarette étrangère glissa entre ses lippes, allumée d'un vieux zippo ramené d'un voyage quelconque. Il prit l'odieux breuvage, le descendit cul-sec (réprima la grimace) et se tourna vers son fils, ignorant le troisième. Il pouvait mourir maintenant si cela lui chantait. "Ah ça oui", ton rêveur, s'apprêtant à raconter une énième histoire que trop romancée, une à laquelle Neodymius n'avait pas participé. "On était partis tous les deux, un peu après Poudlard, tu vois. Pour découvrir le monde." Au lieu de se terrer dans une pièce flairant le renfermé ou à un poste pistonné. "Nous n'avions rien prévu du tout, nous laissant porter par le vent, dormions à droite à gauche jusqu'à tomber sur une immense ferme moldue. Le propriétaire accepta de nous loger une nuit ou deux si on voulait bien l'aider à rentrer le bois - un sort suffit - et accomplir quelques autres travaux. Nous acceptâmes mais nous rendîmes vite compte que le lieu était étrange. Dans chaque pièce, le portrait du fermier était accroché et l'endroit grouillait de personnes habillées de la même façon. Il s'avéra que c'était une secte alors Rhodius" - sourire mélancolique illumina les traits - "lança un sortilège d'imperium sur le fermier pour qu'il abdique en sa faveur et ainsi devint gourou. Son premier souhait fut que seules les femmes restent je crois." Léger gloussement au souvenir, ils s'étaient vraiment bien amusés cette fois-là. Redemanda une tournée pour trois.

Œillade trop longue (glace contre glace ne crée jamais de feu).

Le double calme le blizzard - Neodymius leur accorde un bref geste de menton, à ses sages mots d'un évangile bien maîtrisé. Retient sa bile, frotte son verre du bord de l'ongle. Crèverait plutôt que l'avouer, mais il aime ce gamin - sans conditions. Ou pour tout ce qu'il n'est pas, peut-être, à celui qui lui a donné vie.

Il tend l'autre main, vole une stupide cigarette sur la table quand celui qu'il a parfois appelé frère entame son récit. Il n'aime même pas ça. Ça rend juste supportable l'odeur que l'orateur propage, justifie le poids dans l'estomac. Mais il se laisse porter, brièvement. Sourit à demi en imaginant son plus jeune reflet se décider maître d'une tribu presque barbare. En son honneur il laisse fleurir le rire, avant de trancher, les iris sur le plus jeune. "Evarist a toujours été fervent défenseur des moldus," il ironise la voix tranquille.

"Ne lui en veux pas, mais cette lubie lui est venue de ta mère - les choses qu'on pourrait croire par amour," il soupire doucement. Commençait moqueur, s'enfonce dans la torpeur. Lève son deuxième verre, comme toast insolent aux amours tragiques, aux aimés martyr.

Sourire carnassier du fervent défenseur, laissant luire les crocs, prêt à bondir. Les choses que l'on ferait par amour et l'envie de renverser table et verres pour celles qui n'ont pas été faites, pour le toast de trop, pour le verre-injure. "Dis-moi Neo, qu'est-ce que tu y connais en amour au juste ?" craché, ignorant les paroles de l'aîné alors que les doigts s'étaient crispés autour de la cigarette. Oubliant les bienfaits de la faible, la résurrection brève de ce bon vieux Rhody, son fantôme de sourire. Un nouveau verre fut bu d'un geste rageur. L'humeur n'était pas à la fuite où il aurait finit de cracher sa fumée devant le bar - là où était tombé le frère de cœur -, mais pacifisme ne figurait pas non plus au tableau.

Le voilà donc, bouillonnant sur sa chaise, à regretter ou presque les choix bizarres de Rhodius l'Ancien, défiant du regard le plus vieux à aller trop loin dans l'anecdote. Un dérapage et le cassage de dents ne serait que trop jouissif. Neodymius à terre, lui dessus, le poing s'écrasant contre la peau, gommant les grands airs plus sûrement que les anecdotes ressassées. Mais Evarist n'en fit rien, ne fit rien, se contenta d'allumer une nouvelle cigarette avec les restes consumés de la précédente. Remuer les braises jusqu'au retour de l'incendie, mécanique bien rodée. Il rangea son paquet, pas une de plus ne serait volée (il y avait des plaisirs plus mesquins).
 

Nouvelle risette, fière, pour l'enfant. Aveugle aux brisures qui l'ont conduit à se montrer si prévenant. Il n'a pas ses yeux, Rhodeux, mais il a pris son abnégation (celle là même dont il avait si bien gardé l'homonyme). Le vœux est proche de lui être accordé, le plus vieux fouille ses mémoires usées alors qu'il inspire l'acre de la fumée (il aura bientôt la nausée). S'apprête à décrire le gamin aux mirettes et aux frusques trop grandes, avec sa mine de chouette et sa tignasse de corbeau - on ne lui en laisse pas le temps.

Evarist tranche l'épiphanie, et en retour Neo sourit. "Ah," il soupire, ronronne presque de contentement. Prend le temps d'une nouvelle gorgée, s'enfonce un peu plus confortable dans sa chaise qui ne l'est pas, prétend ne rien voir des crocs qui cherchent déjà où la viande est la plus tendre.

"Ce que j'en sais ?" la figure penche de côté, sourire placide et timbre douloureusement caressant. Il commence une leçon pour ignares, rien d'une confession. "Je sais qu'il n'y a rien de plus misérable. Je sais combien on peut perdre pour un seul sourire, ou vivre pour quelques mots." Des années, des vies entières suspendues aux lèvres injurieuses, le cœur balloté par des inflexions mutines ou orageuses.

La voix descend - on croirait qu'il va poursuivre mais l'aîné ne fait que terminer son scotch, fronce une tendresse au miel vicié. "Mon mariage ne signifie pas que ma vie soit dénuée de sentiments, Eva." (Il ne fera à personne l'insulte de prétendre avoir épousé plus que des gallions). "Mais je te vois si peu, comment tu pourrais le deviner." Il coupe et l'excuse d'une dernière mine navrée et recommande une tournée.

Désespoir scintille dans les pupilles fatiguées. Le geste rageur partagé à tour de rôle par l'assemblée est repris, la liqueur n'apaisant en rien le feu ravageur qu'ils sont capables de créer avec de simples mots. S'il reprenait le débat initial, il dirait bien que ce n'était pas à son homonyme de périr, non. Certainement pas. C'était aux deux autres d'aller s'engueuler dans les enfers, comme ils le méritaient. Le premier du nom serait venu se recueillir seul, ou avec la veuve éplorée de son frère. Une pensée rapide, futile, presque inutile avant de lui prendre les mains, de dessiner des cercles réconfortants avec son pouce sur la peau si douce et lui assurant que ses larmes ne vont guère à son joli minois.

Ô ce qu'il les déteste, tou·te·s, présentement.

Il devrait les laisser s'étriper. Rentrer seul, hausser des épaules quand on lui demandera où ils sont passés. Brésil, Chine, Australie, qui sait ? Personne, hormis le sous-sol londonien qui chuchotera sous les pas pressés la tragique histoire des trois devenus deux pour tous se retrouver, étalés sur les pavés, carmin teintant la pluie infinie. Il reprendrait le manoir avec Asty, ils imposeraient les Nott comme incontournable. Ou seul, n'oubliant guère le sourire en coin du cadet lorsqu'il lui a dit que le cadeau en vaudrait la peine, plus que d'habitude. Chaque année, il espère que le môme se trompe. Et chaque année, il trouve le colis sous les yeux satisfaits, chafouins du devin.

Attrape le dernier verre en date sans même prendre la peine de sourire au serveur, écrase le mégot avec toute la conviction du monde. Regrette que le paternel ait rangé le précieux, la prochaine. " Ouais, c'est pas comme s'il était devin, après tout. " répond-il à l'interrogation qui n'attend sûrement pas de réponses et encore moins de sa part. Rhodius prendrait bien la peine de sourire à cette bonne blague qu'il partage avec son père mais il est bien plus intéressé par les aller-retours de la porte d'entrée. A la prochaine, il la franchit et s'en va quémander clopes et feu comme un vrai gentleman désespéré.  

Respiration retenue, yeux suspendus aux lèvres de Neodymius, tout ouïe à la voix basse. Curieux de voir les nouveautés que pourraient bien raconter l'artisan cantonné à son ergastule. Sans lui, il ne verrait jamais le soleil (voir il ne le verrait littéralement plus et les Rhodius et Neodymius présents ce soir n'auraient pas été les mêmes). Evarist ne fut pas déçu, le moins que l'on puisse dire, et les mâchoires se crispèrent d'avantage au fur et à mesure des mots, tachant de ne rien en montrer, myocarde y allant crescendo. Qui ? Personne ? Non ? Et encore ses absences relevées, cela virait à l'obsession collective.

Un coup dans le tibia de Rhodius au mot devin, la cigarette à moitié consumée tendue vers le gamin en guise de pardon (pour le geste et le reste). A quoi rimerait de révéler le troisième œil maintenant ? Après tant d'années à prétexter les mauvais rêves par l'angoisse, à faire croire que les "Troisième Œil" balancés par le mort ne concernait que ses boutons d'adolescent (Rhodius le Premier avait dit qu'il n'y avait rien de plus giton comme don, opinion toujours valable). Une gorgée avant de prendre son tour de danse. "Oh..." Lenteur calculée, mine apaisée, sourire matois. "Dois-je apprendre à ma sœur que tu la trompes ou que tu ne dédaignes finalement pas les romans ?" Pas qu'Hypatia en aurait quelque chose à faire. Evarist en avait croisé des Roméo tombés du balcon, Plutôt eux que Neo (pourquoi aurait-il droit à son mariage heureux ?). Plutôt eux que le danseur.

Toujours le ton doux, un coude sur la table, une main - celle avec l'alliance jamais retirée - sous le menton, comme l'on se met pour accueillir les confidences des bons amis. "Je suis heureux pour toi dans tous les cas, c'est bien de s'ouvrir l'esprit. A moins que tes passions ne concernent que tes bouts de bois." Rictus s'élargit, verre finit d'un trait, posé retourné sur la table d'un geste brusque. "Allez, dis-nous qui est ta conquête ! Rhod' adorait ces discussions !" Et Evarist en avait raconté des conquêtes, pour l'approbation du cadet, pour voir le regard de l'aîné vaciller un instant. Il en inventerait d'autres juste pour tester, juste par défi. Il en ferait fuir, toutes celles que les yeux bistres suivraient trop longtemps. Fierté des Nott : il ne pouvait tolérer sa sœur trompée.
 

Peut-être y accordait-il trop d'importance. Hypatia avait parcouru son alphabet en long, en large et en travers, collectionnant certainement les doubles et mélangeant les prénoms et il n'en avait tiré qu'un soulagement diffus. Mais que Neodymius la trompe ? Ce n'était pas pareil. On pardonnait à la sœur à défaut d'oublier, le reste du monde brûlerait. Peut-être était-il juste furieux contre lui-même, d'être parti trop loin, trop longtemps (et pas que pour les amourettes, sa chemise trop défraichie pour être brûlée en témoignait), d'avoir raté un détail essentiel. Mais l'autre ne sortait jamais de son atelier, n'y tolérait personne ou presque, à quoi bon le garder ?

Evarist ricana. Les gens comme lui. Les sentiments. Ev'. Que Neo casse ses verres à s'en déchiqueter les mains, brun ne viendrait pas le sauver et ce serait même à son tour de jouer les aveugles Ev', de quel droit l'appelait-il comme ça ? Le sobriquet dans sa bouche donnait envie de vomir, pire encore que l'insulte à peine déguisée, réveillait la culpabilité tapie dans les trippes. Un meilleur ami tué pour ça ? L'on finissait responsable des gens que l'on sauvait, surtout au dépend d'autres (sacrifices ne devaient jamais finir vains) et il aurait beau partir que l'existence seule de Neodymius le ramènerait à lui tel un yoyo, pour se voir encore piétiné. Pour avoir toujours l'envie de lui ouvrir la main pour vérifier qu'il ne s'était pas blessé.  

Les conditions n'auraient pas été celles-ci - l'anniversaire, le bar, le retour depuis peu au bercail le replongeant dans la réalité (Mercy partie, la rogne des fils, les reliques en fumée, les éternelles dettes) - qu'il n'aurait rien dit ou presque, gravant l'offense dans le marbre, sous les milliers d'autres. Aurait joué sourires et voix de velours. Aurait signalé que c'était l'autre qui avait débuté les courriers du cœur et que Rhodius avait toujours - de fait - adoré les histoires de coucherie et qu'à boire du verre, Ollivander n'allait réussir qu'à écourter son idylle. Mais l'alcool avait échauffé esprit et joues et les piques préparaient soigneusement avaient laissé place à l'ombrage.

"QUI ?" Le col fut saisi, doigts crispés au niveau de la cravate, tirant l'autre à lui. Sans doute un peu trop proche pour ne pas sentir les effluves d'après-rasage, pour ne pas remarquer le coin de lèvres rougi, pour que les moldus ne tournent pas les yeux vers eux. Evarist n'en avait pas grand chose à faire - n'en avait en réalité jamais eu grand chose à faire de la plèbe -, plantant l'azur furieux dans le bistre. L'enfant était parti avec le verre brisé - nul besoin de voir pour repérer les orages tant côtoyés -, le père l'avait à peine remarqué.
 

Interrogation qui transperce le tumulte qui sert de fond sonore à ce vaudeville perpétuel. Regard désolé pour les pauvres âmes qui doivent supporter leur sordide idée d'anniversaire, perfectionné avec les années pour qu'il conserve autant de succès que les yeux attendrissants d'un gamin qu'on traîne de force. Comme une soudaine envie de nier toute parenté, s'ils ne dénotaient pas comme un abcès purulent dans ce tableau pittoresque. Personne pour le croire, personne pour lui permettre de fuir.

Il continue à jeter des coups d'oeil désespérés sur le retour dont le nombre de pas les séparant n'est clairement pas assez élevés à son gout. Un sprint vers la porte, puis la ruelle, et il essaierait de toutes ses forces d'envoyer un patronus - même un simple semblant de nuages, aucun besoin de voir ce macareux se moquer de lui - pour prévenir Astyanax de son retour inopiné. Pourquoi prévenir, en fait ? Pourquoi ne pas directement trouver ce coin sans passants et transplaner, les planter là, les laisser régler les non-dits qui pullulent derrière le moindre mot prononcé ?

Mais il arrive devant la table, main occupées par les verres qu'il dépose, tentant d'ignorer les corps debouts, qui viennent de s'empoigner, qui sont sans doute prêts à recommencer, s'il rajoute la bonne huile sur le feu. C'est qu'il n'a pas tellement le choix, au final, Rhodius. Ces perspectives sont d'une tristesse infinie : son père et son oncle ou son frère. Aucun autre plan possible dans cette solitude créée par l'héritage qu'on lui a imposé.

Il tire sa chaise sans la lever, fait racler les pieds dans un bruit qui continue d'attirer les regards sur eux mais qui, surtout, lui permet de croire qu'il réintroduit sa présence dans ce duo infernal. " Evite de le tuer ici, par contre, s'il te le dit" commence-t-il par son géniteur, " Diversifions les endroits où je devrais venir me recueillir, si vous le voulez bien." avant de poursuivre pour englober toute l'assemblée. Peut-être un endroit plus joyeux mais il n'oserait jamais poussé le vice jusque là.  

Les yeux s'attardèrent sur l'écarlate tachant l'incarnat et un instant il s'imagina lâcher prise. Peut-être desserra-t-il de fait les doigts. L'autre se dégageait le col et sons se perdirent au fond de la gorge pour le meilleur. Mieux valait rester muet qu'avouer que des mots de Neodymius, il en était dévot (que l'on ne pouvait tuer qui on avait sauvé). Muet et aveugle, haruspice de pacotille. Qui ? Qui ?

L'honneur était intouché alors Evarist recomposa le personnage. Fureur déserta les yeux pour laisser place à l'indifférence amusée - bleu eau qui dort -, il réajusta sa cravate défaite avant d'accueillir le fils d'un haussement de lèvres qui finit en léger rictus. "Tout le monde ne mérite pas d'autel" expliqua-t-il, de nouveau sur sa chaise, main faisant tournoyer le whisky au fond de son verre. "A son égard - comme si il n'était pas là à écouter, comme si aucun des frères ne s'étaient relevés - je pencherai pour une damnatio memoriae." Si soixante n'était plus, à quoi servirait encore son nom à part à le salir dans la bouche de ceux qui ne l'auraient pas assez connu ?

(Irait jusqu'à changer tableau de Mendeleïev pour éviter que n'importe qui ne l'invoque, jusqu'au fond des limbes pour le ramener.)

"Ce jour est de toute façon celui de Rhodius." Et les algarades que des futilités. Evarist avait repris son sourire poli de gens bien né, oubliant les prétendues amantes du beau-frère (qui ? et demander à Astyanax serait avouer trouble et échec) pour jouer les pères, une main sur l'épaule de l'héritier qui - à ses yeux - ne dépasserait jamais l'âge du premier. "Il aurait été ton parrain, je regrette que tu y ais perdu au change." L'enseignement de l'ami défunt aurait été loin des bouts de bois et des habits bruns (la mort transformait les hommes en héros).
 

Obit de Rhodius glissant vers Saint Evarist - à défaut de plus douloureux, moins plaisant - faisait vaciller le sourire poli. Azur vira orage (brillant d'alcool), encaissa les coups. Joues rougies, gestes un peu brusques. Le verre manqua la chute quand il se ralluma une cigarette. Moins pour se donner contenance - cela faisait longtemps qu'il n'en ressentait plus le besoin - que pour dissiper l'agacement (léger). A Neodymius d'abord, honneur à l'ancien. "Je n'ai pas si bonne mémoire." Trente ans faisait long (le regretté ne l'était même pas encore), Evarist était un homme occupé, trop pour s'embêter à punir les éternels pécheurs, pas assez pour oublier. Mais le temps n'était plus aux vengeances, la mesquinerie s'était faite habitude : mieux valait être haï qu'ignoré.
 
Au fils, il répondit comme à un enfant. Bienveillant, patiemment. "Hypatia a insisté. Il était déprimé." Lui tenait à ajouter un clou au cercueil, sœur trompée toujours en excuse (elle le lui devait bien). Rien sur la perte de qualité, la réponse était trop évidente pour être prononcée à haute voix (vérité n'était pas celle voulue). "Rhodius était comme un frère pour moi - la mélancolie adoucit les traits, fugace - ton parrain ne s'en est jamais approché alors pourquoi accablerai-je quelqu'un avec son nom ?" Sourire entendu dévoilant les crocs, dégoulinant le fiel. Dirait que même Belen trouvait plus de grâce à ses yeux. "Neodymius Nott" Les syllabes roulèrent sur sa langue alors que les yeux allèrent s'accrocher aux orbes mordorées. "Cela sonnerait presque bien, dommage." Il leva son verre, à l'occasion manquée. Voyant avait déjà alliance et héritiers.