Et tu, Brute ?

La bâtisse au bout de l'allée bordée d'ormes centenaires se dévoile doucement au fur et à mesure que Rhodius remonte le chemin aux graviers qui roulent sous ses pas, celui qui mène du bosquet à l'écart, privilégié pour le transplanage jusqu'à la grille en fer forgé qui marque le début des protections posées par des ancêtres prévenants, désireux de conserver la propriété des terres héritées. Chacun·e, ou presque, y a apporté sa plume.

Cela fait plusieurs jours qu'il n'y avait pas mis les pieds. Et pourtant, la vision de cette splendeur décrépie, sublimée par les rayons lunaires transperçant difficilement les nuages solides d'une Ecosse automnale ne parvient pas à lui arracher le moindre soupçon de regrets face à ses absences de plus en plus longue. Il n'est pas le seul, de toute manière. L'ensemble brille par la noirceur de ses fenêtres, aucune lumière vive ne permettant de croire que des âmes vivent entre ces murs. Astyanax coincé dans un château à supporter des camarades plus ou moins utiles, le père quelque part, nulle part à la fois. Rhodius n'en sait rien, ne s'en inquiète pas. Les deux hommes vivent, travaillent sous les mêmes toits sans ne faire plus que se croiser, s'invectiver.

Dans son dos, un bruit. Le sapin qui file dans la main droite, le sort qui fuse - un stupefix, rien de plus - sans prendre le temps de viser la cible dont il ignore la taille en même temps qu'il se retourne. Ce n'est peut-être qu'un animal sauvage. Ce n'est sûrement qu'un animal. " Ah. " Il n'a pas touché. Heureusement ? " C'est toi." Il n'est pas le seul à se décider à rentrer tardivement. Paternel qui se découpe dans la maigre lumière, presque aussi élimé que le reste.

Journée passée à gratter - il le fallait parfois - et les colonnes de chiffres à aligner ne lui avaient qu'accordé la migraine. L'aisance était avec les mots, les maths restaient nébuleuses. A quoi bon compter quand il n'y avait rien ? Un rapport de mission, une carte de condoléances pour le compagnon d'une collègue (risque du métier) et le poids des ans tassait la silhouette ce soir-là. Il ne voulait pas rentrer, restant au portail, contemplant de loin les ruines qui lui servaient de royaume. Des corneilles sillonnaient les lieux en maître - la décrépitude leur avait donné palace plus que volière - mais leur vol était muet. Vraiment fatigué.

Il prit le petit chemin, le long du ruisseau asséché depuis si longtemps qu'il fallait savoir pour le deviner. Si l'on grattait un peu la terre, on y trouverait peut-être des indices, restes de coquillages, de poissons, de bateaux en bois d'enfant. Si l'on grattait un peu Evarist, on y trouverait le vide. Mercymorn lui manquait, avait obscurci sa journée, la rendant néant. Chaque bouchée avait goût de cendres, chaque chose tombait en poussière (et les chiffres ne lui parlaient toujours pas).

Le portail de la bâtisse se découpait au loin, sans une lumière allumée. Cela faisait longtemps que la vieille et sa jumelle n'en avaient plus besoin et que l'économie allait jusqu'aux bouts de chandelles. Un jour, elles auraient leur jackpot mais Evarist pensait plus la mort que l'argent, n'osait les contrarier. Voyants donnaient dans les prophéties auto-réalisatrices et il se considérait suffisamment maudit pour ne pas s'attirer les mauvais présages de son ancêtre (ou pire ceux que la jumelle chuchoterait aux oreilles). Il coupa par les bois, hésita à faire un détour pour encore retarder le moment. Mercy ne rentrerait pas, à quoi bon ? Même son portrait le boudait, déserté au premier jour de son trépas. Mais Mercy n'était pas la seule. Les abominables grandes tantes non plus. L'aîné était là, juste devant lui à portée de voix.

Il se retourna tout seul, claquant sort et salutations douteuses. "Qui voulais-tu que ce soit ?" craché, hargneux, avant de se dire que gamin espérait peut-être la disparue. "Qui pensais-tu toucher comme ça ?" ajouté. Moins hargneux, pas mieux pour autant. Les questions brulaient les lèvres - C'est à cette heure-ci que tu rentres ? Pourquoi t'as cette tête ? Comment tu vas ? - mais il ne demanda rien de plus, ouvrant le portail d'un coup de baguette, pénétrant dans le domaine dont les protections ne cachaient plus que la misère aux curieux.

" Toi, bien évidemment " ironise-t-il à la deuxième interrogation, niant la première à laquelle il n'avait aucune bonne réponse, le palpitant battant encore à rompre de s'être cru aussi proche d'une attaque surprise. Les questions paternelles auraient dû lui traverser l'esprit avant que la baguette ne se dresse mais l'avouer lui brûlerait la gorge. Un regard vers les traces résiduelles d'un sort n'ayant pas fait mouche. " Ou personne, visiblement. Pour ce que ça change."  

Portail s'ouvre, le jeune continue à tempêter, vainement. " Sinon, le dissuasif, tu connais ? " La non-envie de finir comme sa mère, de se faire abattre d'un sort non évité, inévitable. Il évoquerait bien la crainte de finir orphelin de ses deux parents, quand il est, pour une fois, présent sans voir le père hanter la bibliothèque comme une âme en peine, indécise de la douleur à exprimer, occupé ailleurs sans qu'il ne sache réellement la destination et les risques choisis. Le pas s'allonge pour suivre la cadence. " Vaudrait mieux connaître. Va savoir quel type de cible vous nous avez mis sur le dos, à jouer aux justiciers. "

Reproches qui sifflent pour masquer les réelles interrogations. L'intérêt pour l'heure tardive. Boulot ? Implication dans cet ordre dont ils ne parlaient qu'à demi-mots, loin de leurs oreilles enfantines alors que Rhodius était collé à la porte, curieux, sur la pointe des pieds en espérant ne pas faire craquer le parquet vieilli par les années, le fantôme d'Otis à ses côtés ? Déjà une autre pour combler le vide laissé ? Il déteste déjà cette femme sans même la connaître. Les marches de l'entrée sont avalées d'un pas tambourinant, fatigué. Sapin se lance pour ouvrir l'entrée.

Mots doux, encore et toujours. Au moins Rhodius ne les lui déclamait pas avec le regard bistre de la disparue (ni avec l'acrimonie de celui qui en avait hérité). Evarist avançait, sans se retourner. Peut-être que si il le faisait justement, ça irait mieux. Il s'arrêterait, prendrait le plus si enfant dans les bras, avouerait à haute voix que tout n'allait plus comme avant, que l'avenir ne s'annonçait pas plus radieux, qu'il ne restait que la fuite pour éviter la chute. Celle en arrière d'une silhouette dont il n'avait que trop rêvé et qui ne s'en relèverait pas. La cible, ce n'était pas eux qui l'avaient derrière la nuque (ou entre les deux yeux). "Vous n'avez jamais été en danger" affirmé du ton de celui qui s'en était assuré. Eux dans un camp, Neodymius et Hypatia dans l'autre, la pureté du sang aurait découragé une partie à le verser, le peu d'années vécues se serait occupé d'apaiser l'autre.

Portes de la demeure franchies, fantôme gardant ses dernières salué d'un geste automatique. Des années que l'ectoplasme restait tourné vers l'extérieur, ne se souciant plus de rien et les seuls contacts, si l'on oubliait les politesses rituelles, étaient la sensation de froid qui prenait aux trippes quand on avait le malheur de le traverser. Un vrai revenant, pas comme la jumelle que tous ne pouvaient pas voir. Depuis enfant, Evarist tenait les registres pour ne pas se mélanger. Depuis enfant, Evarist voyait le manoir s'écroulait et - en Atrides plus qu'il ne le pensait - tombait dans l'allégorie facile. "Tu rentres tard" finit-il par souffler, dans un sursaut d'instinct paternel. "Tu as mangé ?" Lui non, la ceinture était au dernier trou, il n'était plus à ça près. Heureux possesseur de la tristesse décharnée, de celle qui creusait les joues encore plus sûrement que les poches vide.

Il n'aimait pas le ton que prenait son fils. Des choses à faire, un suspens gigotant en appât, tout lui criait de l'ignorer (rien n'était énigme pour celui qui voit). Il n'aimait pas non plus qu'on lui retourne la question surtout sans mystère à surenchérir. Le travail aussi et pas de la partie qui rendait les yeux brillants. Ou si, juste de semblants de larmes à avoir trop fixé les arabesques de sa plume sur le parchemin. Dans d'autres circonstances, Evarist se serait contenté de lancer un de ses longs regards trop clairs, de ceux qui disent ton âme vaut à peine un roman de gare, j'ai deviné la fin dés le premier chapitre, avant de trainer ses pénates à la recherche d'un dernier paquet de biscuits secs. Mais culpabilité avait planté ses griffes sur ses épaules, soufflant dans sa nuque les mots qu'il répéta. "Rien d'aussi palpitant que toi" sans une pointe d'ironie, se frotta juste le visage d'un geste las, comme pour y gommer les plis. "On peut aller dîner ailleurs, cela fait longtemps... Juste nous deux, entre hommes." A l'époque, cela voulait dire loin de Mercymorn et d'Astyanax le bambin, avec Rhodius à peine plus grand. Maintenant, cela ne signifiait plus grand chose. Ils pourraient s'installer dans la cuisine tous les trois, chasser les fantômes (et encore certains rentraient dans la définition) et ils seraient entre hommes. "Je peux même te laisser conduire." Concession des concessions. Les mains sèches se saisirent d'une paire de clefs reposant parmi tout un amas d'autres clefs dans un vide poche d'ivoire et les lancèrent à Rhodius. Pourvu qu'il ne les fasse pas tomber songea le voyant. Même si l'épais tapis poussiéreux absorberait le bruit, ce serait comme rompu. Une différence de plus entre son fils et lui dont les réflexes ne s'émoussaient que peu avec le temps (Apollon veillait sur lui).

" Non." Tranchant qui tombe, qui assassine dans l'oeuf ce qui aurait pu renaître si on lui avait laissé quelques instants de plus. Visage prison se glace un peu plus, se renferme dans la prison imposée. Les clés atterrissent sur le tapis élimé, le bruit de l'impact étouffé et pourtant, il semble assourdissant. Le jeune homme n'a pas bougé, n'a pas daigné amorcer le moindre mouvement. Les bras sont toujours le long de son corps, les doigts contre la toile de son pantalon.  

Regard qui foudroie la glace qui, lui semble-t-il, se veut de moins en moins chaleureuse. " Je ne conduirais plus." énonce-t-il comme on le ferait pour une mauvaise habitude qu'il était temps qu'on abandonne. Peut-être l'emprunterait-il toujours dans le dos paternel, lui ou le cadet sur le siège conducteur, les jours où ils n'ont pas le courage de descendre à pied, ou de transplaner dans un endroit sûr, pour rejoindre le pub du village. Surtout qu'il aime la sensation, Rhodius. Le balai n'a vraiment rien de comparable au pied qui écrase l'accélérateur.  

Il hésite à les ramasser, à lui remettre, à lui dire qu'il n'est pas contre dîner entre hommes, dans tous les cas. Mais il n'arrive pas à s'y résoudre, le moment définitivement gâché. Tout ce qu'il arrive à faire, c'est serrer le poing. Se demander en boucle, la voix dans sa tête oppressante, omniprésente  si ce père si souvent absent a la moindre idée de qui est devenu son fils, s'il a seulement pris le temps de l'observer entre deux missions. " J'ai une réputation à tenir, moi"  siffle-t-il enfin, mâchoire serrée. Sait-il seulement où Rhodius travaille ? Pense-t-il seulement qu'il est de bon ton de parader dans un tel engin s'ils veulent conserver le prestige de leur nom ?  

Statue de marbre un instant qu'il laissa durer, à détailler - indéchiffrable - le fils-roquet. L'azur dériva de Rhodius aux clefs abandonnées au sol, ne fit même pas luire une once de déception. Evarist avança, silence sépulcral, lattes de plancher apprivoisées depuis trop longtemps pour lui faire l'offense de grincer, se baissa pour les ramasser. "Une réputation ?" Le ton était doux, le rictus qui commençait à déformer les lippes l'était moins. Voyant sembla hésiter. Le repas s'éloignait, les virées à deux également et il les regrettait déjà. "Une à toi ? - venin faussement ingénu - Laquelle ?" Ne le savait déjà que trop bien, Neodymius planait en vautour et il n'avait pas le cœur de le chasser. Pensait que l'ouverture d'esprit se transmettrait, oubliait ceux qu'il avait scellé pour qu'ils ne viennent plus jamais le tourmenter. "Qu'as-tu fait pour la mériter ?" Il s'était redressé, toisant son héritier à qui il lui semblait avoir tout donné. Vêtements usés mais toit sur la tête, parents aimants. (Lui, qu'avait-il eu à part des visions de guerre, un cœur brisé, des dettes à payer ?) Sais-tu qui on est ? "Tu t'attaches à peu de chose, la vanité ne mène à rien." Badineries de nouveau, comment une simple voiture pourrait les ternir ? Comment de simples éclats d'adolescent rebelle pourrait le désarçonner. "Je conduirais si tu ne veux pas, on ira plus vite comme ça." Haussement d'épaule las, la journée ne semblait jamais vouloir cesser de s'étirer.

Les crocs suintaient venin et mépris mais le plus vieux ne bronchait pas. Il fallait tuer le père après tout, Evarist ne le savait que trop bien mais aurait aimé que cela passe avec le temps (l'âge des tentatives était passé). "Les possessions ne sont que des chaînes" prophétisa-t-il. Il revenait après tout toujours à son manoir, auprès de sa famille, de ses livres et ses affaires qui sentaient pourtant déjà l'incendie. Voulait-il seulement s'en affranchir ? (Ne désirait-il pas désespérément ce qu'il ne pouvait avoir ?) Moins maintenant qu'il avait encore goûté à la perte et le gouffre qui le séparait de Rhodius lui inspirait des tentatives de ponts.

Celui du repas oscillait fortement, se brisait presque, tenait bon et le fils fit un pas vers lui (il préférait le prendre comme ça que pour une tentative d'humiliation). "Si tu veux mais ne fais pas comme ton oncle : ne finis pas par m'envoyer l'addition !" Rire léger, moue presque affectueuse alors qu'il se rappelait des repas houleux, des restaurants trop chers, des formules cinq étoiles et des largesses que l'autre reprenait invariablement quand Evarist l'agaçait. Pas de repas luxueux ce soir pourtant, le faste des banquets délicats n'était loué que dans les discours où les Nott briquaient leurs lettres de noblesse. Il changea la cape de l'uniforme pour le trench coat, annonça la sentence. "Allons au pub d'à côté." La précision ne rimait à rien, il n'y avait qu'un seul pub dans lequel ils se rendaient tous (les heures, les jours variaient mais chacun y avait sa carte de fidélité). Rhodius paierait, soit, mais en livres (maigre victoire).

La porte fut franchie puis fermée - juste poussée en réalité, les fantômes suffisaient à repousser les cambriolages (et voler quoi au juste ?) - la voiture rejointe en quelques pas. Garée derrière un bosquet pour qu'on ne la remarque pas tout de suite, elle avait été soigneusement repeinte pour qu'on ne voit rien à son usure. Il lança un dernier regard à son fils - interrogation muette pour voir si ce dernier avait changé d'avis - avant de prendre place siège conducteur. Il ne boucla pas sa ceinture, ne veilla pas à que son passager fasse de même, se contenta de tourner la clef dans le contact et d'appuyer pédale de droite. La voiture bondit en avant et franchit les grilles à peine ouvertes du portail, plein gaz.