C’était un mercredi matin d’octobre bien banal. Il pleuvait encore sur Londres, comme les trois derniers jours et les deux dernières nuits. Le temps maussade ne dérangeait pas vraiment Cassandre. L’humidité avait beau lui transpercé la chair jusqu’aux os, elle n’était que d’autant plus heureuse de s’installer à son bureau et de faire bouillir de l’eau pour se préparer un bon thé pour se réchauffer. De toute manière, beau temps, mauvais temps, la routine intégrait toujours une quantité phénoménale de thé. C’est ainsi qu’elle recevait ses patients et qu’elle les mettait à l’aise. Elle avait insisté pour que son bureau n'ait rien d’un bureau médical, n’appréciant pas particulièrement l’odeur aseptisée de l’éther qui régnait dans ce genre de lieu.

La pièce comprenait une grande bibliothèque bien remplie, un canapé et un fauteuil sur lesquels elle avait placé de nombreux coussins – avec l’arrivée du temps froid, elle y avait même ajouté des plaids – et elle veillait toujours à ce qu’un parfum de saison imprègne la pièce. En ce moment, une odeur épicée de cannelle et de muscade mélangée à des effluves de pommes sucrées et de citrouille fraîchement cueillie du champ incitait à prendre ses aises. Un feu dans le foyer situé près du canapé venait donner une dernière touche de chaleur. Lorsque le soleil pointait le bout de son nez, il baignait le bureau de lumière. Aujourd’hui, toutefois, il fallait se contenter du bruit relaxant des gouttes de pluie qui venaient s’écraser sur les carreaux pour ensuite ruisseler le long du verre des grandes fenêtres.

Ses clients semblaient apprécier cette attention portée aux petits détails, et son approche était tellement douce qu’ils abaissaient souvent naturellement leurs barrières, discutant parfois des sujets les plus sensibles comme s’ils parleraient à une amie. Et lorsque c’était le cas, Cassandre ne pouvait qu’être fière et se féliciter. La tactique avait semblé être particulièrement efficace auprès de son rendez-vous de 9 h, M. Flemming, un homme plutôt fermé. Il avait commencé par lui dire que le parfum ambiant lui rappelait les tartes aux pommes de sa mère, puis les confidences s’étaient enchaînées sans même qu’elle ait eu à insister. Il était ressorti les larmes aux yeux et à fleur de peau, mais les progrès faits durant la séance étaient fabuleux. Assise à son bureau, elle coucha quelques notes dans son carnet, puis ouvrit son agenda pour voir qui était son prochain rendez-vous. Timing parfait, la porte du bureau s’ouvrit alors.

« Bon matin, Mme Auguste. Alors, comment va Tiramisu? », dit-elle sur un ton jovial en prenant une longue gorgée de thé.

Elle leva les yeux, et s’étouffa en voyant qui venait juste d’entrer dans la pièce. Ce n’était pas une petite dame joufflue au dos légèrement courbé, mais bien un jeune homme fringuant qui se tenait bien droit, l’air presque triomphant. Regulus Black, celui qui lui avait failli lui arracher la gorge avec une boisson bien trop forte avant de rectifier le tir au moyen d’un cocktail plus doux. Celui qu’elle avait absolument voulu rencontrer dans le cadre de son suivi avec Sirius. Ses salutations lui épargnent de devoir poser la question fatidique : il l’a percé à jour, ça ne fait aucun doute. Alors qu’elle essuyait le thé qui avait coulé au coin de ses lèvres du revers de la manche, elle suivit le jeune homme prendre place sur le canapé. Décidément, Mme Auguste allait devoir attendre avant de lui parler des tribulations de Tiramisu, le chat grincheux.

« Bon matin, Regulus », se corrigea-t-elle, rassemblant son nécessaire à thé composé de sa théière, son sucrier et son pot à lait, sa tasse déjà remplie, son assiette de biscuits et une tasse vide dans un plateau qu’elle vint déposer sur la table basse dans le petit salon avant de s’installer dans son fauteuil comme elle le ferait avec n’importe quel autre patient. « Voulez-vous un peu de thé? C’est un peu frisquet dehors ce matin. »

Elle croisa les jambes, lui souriant. Elle avait joué les enquêtrices, mais lui aussi, de toute évidence. Et la situation l’amuse autant qu’elle peut l’embarrasser. Elle a bien remarqué les bras croisés, et compris bien rapidement qu’il ne s’ouvrirait sans doute pas très facilement, et ce, malgré le parfum réconfortant.

« Pour que je puisse ajuster mon approche, dites-moi : êtes-vous plutôt du genre complètement cinglé ou pleurnichard qui a peur de son ombre? »

Son sourire pris un air mutin alors qu’elle trempait ses lèvres dans le thé chaud. Oh, Cassandre avait la mémoire longue. Elle n’avait pas oublié ses paroles. Elle aussi pouvait faire sa maligne.

Il était impossible de le nier : si Cassandre avait ressenti une pointe de culpabilité l’espace d’un instant, celle-ci s’était vite volatilisé – ou plutôt, métamorphosé – pour faire place à l’amusement, état d’esprit qu’elle peinait d’ailleurs à dissimuler. Assise sur son fauteuil, elle décroisa les jambes pour se pencher vers l’avant, rapprochant la tasse vide et s’emparant de la théière pour la remplir. Elle n’était pas fâchée que son invité surprise se laisse tenter; avec un peu de chance, elle réussirait à le garder dans son bureau au moins le temps qu’aurait duré son entretien avec Mme Auguste. L’arôme herbal et réconfortant flotta dans l’air momentanément alors qu’elle versait le liquide fumant, poussant délicatement la tasse en direction au jeune Black qui analysait l’espace d’un œil critique.

« Je suis navrée que mes choix en matière de décoration ne soient pas tout à fait à votre goût », répliqua-t-elle en haussant les épaules, venant de nouveau tremper ses lèvres dans le contenu de sa tasse.

Sa nonchalance prouvait bien qu’il n’en était en fait rien. Qu’il critique s’il le souhait; il pouvait même faire disparaître les coussins qu’il détestait s’il le souhaitait. Cassandre Acker portait un masque de douceur et d’innocence, mais il s’agissait en réalité d’une femme tenace et bornée. Allait-elle se laisser démonter par un jeune prince qui avait mis les pieds dans son bureau avec la ferme intention de venir régler des comptes? Bien sûr que non. Son approche avait porté ses fruits sur bon nombre de ses patients déjà, son frère y compris. Elle avait pleinement confiance en ses capacités, et ce, même si certains de ses collègues avaient eux-mêmes fait part de leurs propres doutes face à celle-ci. Après tout, le style de ses détracteurs était bien souvent froid et stérile, le genre de bureau qui ne laisse aucun doute quant à la nature médicale de sa visite. Chaque psychomage avait sa façon d’exercer son métier et de tisser des liens avec sa clientèle. Celle de la blonde misait sur le réconfort, la proximité et la chaleur humaine.

Si Cassandre était tout à fait honnête, la décoration de son bureau rappelait énormément celle du petit salon de sa grand-mère maternelle. Mamie Edith avait toujours adoré les couleurs vives, parfois même à l’excès. Ses agencements de motifs étaient parfois un peu trop criards. Plusieurs, sa mère la première, disaient que le bon goût était resté sur le pas de la porte. La blondinette n’avait jamais été de cet avis. Le bon goût pouvait bien rester dehors à se les geler s’il ne savait pas apprécier ces arcs-en-ciel de bonheur à leur juste valeur. Chez Mamie Edith, on se sentait toujours bien. Même si elle n’avait pas beaucoup de moyens, on n’y manquait jamais de rien – surtout pas d’amour. Combien de fois avait-elle construit de véritables forteresses avec les coussins et les couvertures à sa disposition? Et quelle joie immense que de tous les rassembler pour former une montagne douillette sur laquelle se laisser tomber sans risquer de se blesser! Si elle pouvait recréer ce sentiment pour ses patients et leur apporter un peu de réconfort, ne serait-ce que pendant la durée d’une séance, qui était-elle pour leur refuser?

La réponse cinglante de Regulus n’avait rien de surprenante. Elle haussa d’abord les sourcils, puis, à son expression, elle ne put réprimer un rire franc. Loup-garou mal luné? Elle n’avait jamais entendu ça. Est-ce que c’était une expression commune dans le monde magique? Elle avait beau en faire partie depuis un peu plus de 25 ans maintenant, elle n’avait d’autres choix que de constater qu’il lui réservait encore des surprises.

« Oh, rassurez-vous, Regulus », commença-t-elle en venant éponger le coin de ses yeux qui s’étaient humectés plus que de raison sous le coup de l’hilarité. « Je n’ai pas besoin de défiler dans la rue en distribuant des cartes d’affaires pour m’assurer d’avoir des classeurs remplis de dossiers. » Elle prit une autre gorgée de thé, puis lui rendit son sourire. « En fait, ce sont souvent les patients qui viennent me trouver d’eux-mêmes. »

Petite provocation que voilà. La hargne de l’ancienne Gryffondor n’était jamais bien loin, surtout lorsqu’on venait la titiller de cette manière. Elle reposa sa tasse sur la table basse, puis recroisa les jambes, venant enlacer celle du dessus de ses bras, posant ses mains liées sur son genou.

« De toute manière, s’il fallait que je me donne la peine d’aller à la rencontre de tous les gens que mes clients me citent, je n’aurais sans doute pas vraiment de temps pour vous recevoir aujourd’hui. Et puis je devrais prendre l’habitude d’organiser des séances de spiritisme. »

Elle frissonna un peu à l’idée, car il était malheureusement un peu trop vrai que de nombreux patients finissaient par nommer des personnes décédées lorsqu’ils lui racontaient leur histoire. Penchée vers l’avant, comme pour créer une plus grande intimité, elle avisait le visage austère de son « non-patient », analysant tous ses traits.

« Alors, dites-moi. Si vous n’êtes pas ici pour mes services, qu’est-ce que je peux faire pour vous? Ou vous êtes-vous seulement donner la peine de venir jusqu’ici pour me donner un quelconque avertissement? »