Gérer un établissement comme le Drunk Broom n’était pas une mince affaire. D’abord, comme n’importe quel propriétaire d’entreprise, il devait se coltiner tout l’aspect financier et commercial. Cette partie à elle seule représentait des heures de travail. Fort heureusement, le temps n’est un simple concept lorsqu’on est un vieux vampire qui ne nécessite que quelques heures de repos pour être fonctionnel. À cette charge de travail tout à fait normale s’ajoutait tous les éléments qui, eux, n’avaient rien de normaux. Le Drunk Broom n’était pas qu’un simple bar branché qui offrait bonne ambiance, bonnes consommations et bons petits plats. Là-bas se côtoyaient des gens de tous horizons. Littéralement. Et pour que le Drunk Broom demeure un endroit où humains, sorciers, vampires, loup-garous et autres créatures se sentent accueillis et en sécurité, il fallait déployer certains efforts et penser à certaines choses auxquelles les autres propriétaires d’entreprise ne s’attardaient pas forcément.

C’est pour cela qu’Archibald partageait son temps entre paperasses, documents et administration dans son bureau, et accueil, gestion et supervision sur le plancher. Pour l’aider dans ses tâches, il pouvait évidemment compter sur des employés fidèles, souvent eux-mêmes membres des Infortunés. Le volet sécurité figurait parmi les points d’honneur du chef de la guilde, qui était plutôt exigeant envers ses videurs et ses gardes de sécurité. Depuis l’attaque qu’avait subi l’établissement pendant le règne du Seigneur des Ténèbres, c’était encore plus important. Au Drunk Broom, personne ne devait se sentir menacé d’une quelconque manière. Il ne s’agissait pas d’un nid ou d’un essaim de créatures qu’il suffisait de brûler ou d’abattre pour le principe, mais bien un refuge et un foyer pour ceux qui n’avaient nulle part où aller.

Ce soir-là, le grand vampire était sorti rencontrer certains représentants du Ministère. Ils étaient au nombre de trois, tous représentants du département des Créatures magiques. Si Archie détestait le terme « créature magique » et le fait d’être catégorisé au même titre que les dragons et les lutins de Cornouailles, il se faisait un devoir de garder de bonnes relations avec le Ministère de la Magie, ne serait-ce que pour qu’on leur fiche la paix, à lui et à ses Infortunés. Ils refusaient de se faire recenser, de se soumettre aux règlements, mais cela avait un certain prix. À l’ère moderne, il n’était plus possible d’ignorer les instances gouvernementales, et certainement pas pendant cette ère de changement. Depuis qu’il avait repris les rênes de la guilde et du commerce, le nombre de fâcheux incidents se comptait sur les doigts d’une main. Chaque fois, la situation avait été gérée dans les règles de l’art, à l’amiable et de façon cordiale. Homme patient qu’il était, il acceptait de se réunir ponctuellement avec ces représentants politiques, même s’il devait marcher un peu sur sa fierté pour sortir yeux doux et sourire charmeur.

Comme c’était souvent le cas, la réunion se déroula de façon fluide. Divers points avaient été abordés, et Archie comme les trois travailleurs ministériels sortirent de la salle plutôt satisfaits, se souhaitant la bonne soirée et se donnant rendez-vous pour une prochaine fois. Documents sous le bras, il était monté à bord de sa voiture, prenant la direction du bar sans faire de détour. Après une vingtaine de minutes, il se gara en face de l’établissement, se penchant pour prendre les documents qu’il avait déposé sur le siège passager. Lorsqu’il se redressa, son regard s’accrocha sur la silhouette d’un homme qui sortait du bar, une silhouette qui lui était plus que familière. Pas encore, songea-t-il en poussant un long soupir, le visage fermé en sortant de la voiture. Il fit quelques pas, puis vint se planter devant son fils, qui ne lui laissa pas l’occasion de placer un mot.

Il suivit le regard de Rhysand, repérant sans trop de mal le prétendu chasseur. Archibald ne put s’empêcher de hausser les sourcils en voyant ce dernier faire le fanfaron, provoquant volontairement le vampire qui mordait un peu trop bien à l’hameçon. Un grognement sourd vint faire vibrer la gorge du patriarche lorsque l’humain commença à siffler. Des comportements pareils avaient tendance à l’irriter profondément. Toutefois, il devait d’abord calmer les ardeurs de fiston. Il sentait sa soif de violence et de sang, et l’excitation qui venait avec un tel besoin d’adrénaline.

« Du calme, Rhys », dit-il calmement en venant appuyer la paume d’une de ses grandes mains contre la poitrine du plus jeune. « Attends-moi ici, j’en ai pour cinq minutes, maximum. »

Sans un mot de plus, il s’engouffra dans le bar, se contenta de brèves salutations à l’égard de ses employés et de ses clients, puis se rendit à l’étage pour déposer les papiers dans son bureau, et se changer pour enfiler des vêtements moins formels et moins contraignants. Un chasseur qui rôdait autour de son établissement n’était pas une bonne chose, et Archie n’allait pas rester les bras croisés à attendre que les choses finissent par dégénérer. Indiquant à Emmett que Rhysand et lui s’absentaient, il alla ensuite le retrouver, content de voir qu’il avait suivi ses consignes. C’était l’occasion parfaite pour quelques petites leçons. Même après une centaine d’années.

« Je ne me souviens pas à quand remonte la dernière fois que j’ai joué au chat et à la souris avec des chasseurs. Ça ne me manquait pas plus que ça », avoua-t-il en s’étirant, faisant signe à son fils de le suivre en commençant à marcher le long de l’artère principale. « Je t’avertis : aucun sang ne doit être versé inutilement. Nous sommes en défensive, pas en offensive. Et nous chassons proprement. »

Lorsqu’ils arrivèrent au coin, il s’arrêta, observant les environs. Les rues n’étaient pas complètement désertes, et il savait que le chasseur n’était pas bien loin. Il n’attendait que ça, après tout.

« Il a une odeur particulière, tout nouveau copain? »

Même si la situation était sérieuse et que, pour le bien de toutes les créatures qui venaient trouver refuge au Drunk Broom, Infortunés ou non, il était primordial que ce chasseur soit neutralisé. Pas en le tuant, bien évidemment, mais en l’éloignant suffisamment de la ville pour l’empêcher de faire du mal à un des leurs. Ils allaient devoir prendre d’autres mesures, bien évidemment, pour également éviter qu’il ne revienne trop vite dans les parages, mais c’était un problème pour plus tard. Si la question de son fils le força à ressasser de vieux souvenirs, Archibald n’eut d’autres choix que d’esquisser un sourire en coin à la boutade qui suivit. Évidemment, ces dernières dizaines d’années, ses muscles avaient surtout été employés à se mouvoir jusqu’aux réunions interminables avec le Ministère, ou encore pour s’occuper de l’administration du bar.

« Bien plus de fois que je ne l’aurais souhaité en réalité », avoua-t-il dans un soupir, se penchant vers l’avant pour commencer à étirer lesdits muscles. « Essayons de connaître ses intentions outre que meurtrières avant d’arracher quelconque carotide, veux-tu? Il ne travaille peut-être pas seul. »

Les choses avaient bien changé depuis l’époque où il était un jeune vampire inexpérimenté, grisé par l’adrénaline qu’une chasse à l’homme pouvait procurer à l’instar de Rhysand. S’il était là pour calmer ses ardeurs et lui éviter de dépasser les bornes, il ne pouvait pas le réprimander. Ce serait trop injuste de le gronder sur des comportements qui prenaient racine dans les bas instincts – l’effervescence procurée par la traque, le plaisir immense que l’on ressentait quand on parvenait enfin à se saisir de sa proie et à la mettre hors d’état de nuire… Il avait goûté à tout cela, et bien plus. Les légendes vampiriques véhiculées par les mortels avaient toutes un fond de vérité. Aux 18e et 19e siècles, les organisations de chasseurs de créatures étaient légion. Archibald était assez intelligent et connaissait trop bien le fonctionnement du monde des ombres pour ne pas se douter que de tels regroupements existaient encore, mais qu’ils se faisaient plus discrets. Celui qu’ils pistaient n’était peut-être qu’un émissaire envoyé par ces derniers.

« Charmant mélange que celui-ci. Au moins, on sait qu’il a un minimum d’hygiène », ironisa-t-il en emboîtant le pas à fiston, l’air grave. Cette combinaison de parfums n’avait rien de bien unique, encore moins dans une grande ville comme Londres où les buveurs de bière, les fumeurs de cigare et les faiseurs de lessive abondaient. Ils allaient devoir se reposer sur leurs autres sens en plus de l’odorat. Comme toujours, finalement. Mais les pistes olfactives étaient toujours d’une grande aide.

Lorsque Rhysand annonça avoir retrouver sa cible, Archie redressa la tête, la tournant dans la direction indiquée. À pas de loup, il suivit le plus jeune, jetant de temps à autre des regards prudents au-dessus de son épaule. Il fallait qu’ils soient les seuls traqueurs s’ils ne voulaient pas finir dans un guet-apens. Et s’ils voulaient se placer dans une position plus avantageuse, la suggestion proposée lui parut assez ingénieuse.

« Ça se tente », concéda le brun d’un hochement de tête. « Il nous faut un endroit désert, loin des regards indiscrets. Une idée? »

Des idées, il en avait déjà quelques-unes. Mais c’était une occasion d’apprentissage pour Rhysand. Il était là pour le guider et l’épauler, mais il laissait le rôle du capitaine de la brigade à son fils. Il n’allait tout de même pas lui enlever tout le plaisir et toute la gratification d’en finir avec un harceleur.