Les tatouages avaient toujours fasciné Helena. Lorsqu’elle était petite, elle trouvait amusant de voir des adultes se balader avec des dessins sur la peau, s’amusant à se demander pourquoi ils avaient opté pour cette fleur en particulier ou pour un crâne hurlant. Deux mains étaient loin d’être suffisantes pour compter le nombre de fois que son père l’avait grondé lorsqu’elle se présentait à table les bras barbouillés au feutre noir. Chaque fois sa mère se portait calmement volontaire pour la nettoyer, contrant tous les arguments de son mari avec la meilleure défense qui soit : il valait mieux qu’elle prenne ses bras comme canevas plutôt que les murs de la maison.

À l’âge de 15 ans, sa mère lui a d’ailleurs offert son premier tatouage en cadeau : une petite fleur à la base de la nuque. C’était discret et facile à cacher, et pour éviter tout problème vis-à-vis de Robert, Laura s’était fait tatouer la même petite fleur, exactement au même endroit. Quelques traits fins partagés sur l’épiderme de la mère et de la fille qui prirent une signification et une importance bien spéciales avec les années. Puis, du jour au lendemain, tout avait été chamboulé. Il ne restait plus qu’une fleur, l’autre s’étant fanée trop vite, trop tôt.

Lorsque Robert ramena Darlene, sa terrible belle-mère intolérante, Helena se tourna vers les tatouages et les piercings pour les choquer et les faire réagir, toujours avec beaucoup de succès. Les œuvres à l’encre étaient plus grosses et plus évidentes, mais toujours placées stratégiquement pour ne pas contrevenir aux règlements de la Northride Academy. À la maison, toutefois, elle prenait un malin plaisir à parader à découvert, se satisfaisant des regards pleins de remontrance de ses tuteurs. Puis, la vie vint la bousculer de nouveau. Le destin avait décidé que la toile que constituait sa peau allait être déchirée sauvagement.

Aujourd’hui, de longues cicatrices recouvraient son corps, vestige de l’attaque vicieuse et violente dont elle avait été victime une nuit de pleine lune. Voir ces balafres suffisait à raviver les émotions vives et le traumatisme associés à l’événement qui aurait dû être celui de sa mort, mais qui avait plutôt été celui de sa renaissance en loup. La jeune femme avait un objectif principal : se réapproprier son corps en le prêtant à l’art du tatouage, remplaçant la laideur par la beauté. C’était une mission qui lui tenait à cœur et qu’elle ne pouvait pas confier à n’importe qui. Pour trouver la personne toute désignée, elle avait visité plusieurs salons avant de tomber sur celui d’Asteria Spellman. Il avait suffi d’un bref entretien pour parler du projet, de la vision et des attentes pour qu’un lien de confiance s’établisse entre les deux femmes. Elles avaient donc convenu d’une date et s’était donné rendez-vous au salon une semaine plus tard.

Le grand jour enfin arrivé, Helena s’était présentée très tôt dans le petit local. En fait, elle avait été la toute première cliente à y mettre les pieds. Invitée à prendre ses aises, elle s’était rendue au fond de la boutique pour y retirer son t-shirt et son soutien-gorge, cachant sa poitrine à l’aide d’une petite serviette avant de s’allonger sur le ventre sur le grand fauteuil. Le projet d’envergure consistait à recouvrir les grandes marques qui tigraient ses côtes de bouquets de feuillages et de fleurs pour aller avec le reste de la collection. À sa grande surprise, aucune question ne fut posée sur l’origine des cicatrices, et Helena ne pouvait qu’en être reconnaissante. Après une bonne heure de conversation avec Asteria, Helena avait fini par s’assoupir. La tatoueuse avait une aura apaisante qui, à bien des égards, ressemblait à celle de sa défunte mère. Si la jeune femme était d’un naturel méfiant, entre les mains délicates de l’experte des aiguilles, elle s’était laissé border dans les bras de Morphée. Oh, elle aurait dû sans doute avoir plus mal, mais sa résistance était décuplée depuis qu’elle n’était plus tout à fait humaine. Au bout d’environ 3 heures d’ouvrage, Asteria lui annonça qu’une pause était de mise. Parfait, c’était l’occasion de la remercier!

N’enfilant que son t-shirt avant de s’emmitoufler dans son manteau, elle quitta le salon pour se rendre dans un petit café à proximité. Comme sa pause coïncidait avec l’heure du midi, elle dû patienter en ligne un peu trop longtemps à son goût pour obtenir deux cafés et deux sandwichs. Les complets, les cravates et les petits tailleurs mornes et trop sévères lui rappelaient un peu trop son père et Darteigne, et être entourée de cette foule ne lui déplaisait pas particulièrement. Près d’une demi-heure plus tard, elle trotta jusqu’au salon butin en main. Un peu essoufflée, elle poussa la porte en brandissant fièrement le sac en papier et le plateau accueillant les deux cafés en l’air comme le plus beau des trophées.

« Pfiou, toutes mes excuses, Ria! C’était la folie, les businessmen sont de sortie et ont pris d’assaut les caf- » Elle s’arrêta net en s’apercevant qu’un homme se trouvait devant le comptoir, en face de la tatoueuse. Le reconnaissant, son visage s’illumina immédiatement. « Oh, Regulus! Salut! Si j’avais su, j’aurais apporté plus de café... »

Ravie de voir son ami, elle déposa le sac et les cafés sur le comptoir, retirant son manteau et l’accrochant de nouveau sur la patère près de la porte. Ce qu’elle ne savait pas, c’est qu’elle n’était pas encore au bout de ses surprises…