♰ PREMIÈRE VIE ♰ Le soleil venait à peine de se lever, mais l’air était déjà assez chaud et humide pour faire transpirer le jeune Archibald de Montfort, debout depuis l’aube pour aider sa mère aux champs. Elle lui avait d’ailleurs raconté qu’il faisait un temps semblable le jour de sa naissance et qu’elle avait eu l’impression de prendre feu et de se liquéfier simultanément. Cette image mentale le hantait depuis. C’est que le gamin avait beaucoup d’imagination, et c’est souvent lorsqu’il travaillait seul que son esprit se mettait à vagabonder.
Le hennissement lointain de chevaux le tira de ses rêveries. Il leva la tête, et sourit immédiatement en voyant la silhouette toute de fer vêtue de son héros : Ulric. En voyant le garçon dans le champ, il le salua d’un grand signe de la main, continuant sa route jusqu’au château, comme à peu près tous les matins.
« C’était Ulric? »Le petit Archibald hocha la tête en se tournant vers sa mère, qui venait tout juste de sortir de la maison avec une pile de vêtements fraîchement lavés, allant sans plus attendre les étendre. Elle sourit en voyant les étoiles qui scintillaient dans les yeux de son fils.
« Ne dis jamais à ton père que tu aimerais lui ressembler, il le prendrait bien mal… »Enfant obéissant, Archibald hocha la tête, et recommença à racler les champs. Il était loin de se douter que, plusieurs années plus tard, c’est son héros en personne qui viendrait le chercher.
L’après-midi touchait à sa fin. Le soleil était bas dans le ciel, et le temps se rafraîchissait rapidement, preuve que l’été avait laissé place à l’automne. Archibald avait 15 ans, et était encore muni d’un râteau. Seulement, cette fois, il n’était pas à la ferme familiale, mais bien dans les écuries seigneuriales, car depuis bientôt un an, il était devenu l’écuyer d’Ulric.
Il avait une affection particulière pour ce garçon qui, depuis qu’il avait la capacité de marcher, le saluait dans le champ lorsqu’il se rendait au château. Comme on demande la main d’une demoiselle, il s’était rendu chez les agriculteurs pour demander à Archibald s’il était intéressé par le boulot d’écuyer, et si bien sûr ses parents acceptaient qu’il quitte la ferme pour être logé au château. Son père s’était montré hésitant; après tout, il n’allait pas en rajeunissant, et il souhaitait ardemment que son fils reprenne les rênes de la ferme. Mais le petit Archie rêvait de devenir chevalier. Il ne jurait que par les récits qui mettaient en vedette des combats épiques. Et Ulric? Il savait très bien que son fils le voyait dans sa soupe. Devant les yeux suppliants de son fils, les mêmes que ceux de sa mère, il n’avait pas pu résister. Alors il avait accepté de prêter son fils à Ulric, à condition que celui-ci revienne donner un coup de main avec les semences au printemps et les récoltes à l’automne.
« Hey, Archie. »L’adolescent sursauta quand on donna un coup assez violent sur le manche de son râteau, mais reconnu immédiatement l’assaut. Il arrêta de faire les foins et se retourna rapidement, tenant le manche du râteau comme une épée avant de venir le frotter contre le manche du balai que maniait Ulric. Le grand homme blond haussa les sourcils, hochant la tête.
« Très bien! Tes réflexes sont de plus en plus rapides… »Il s’avança à grands pas sautés, et Archibald avait du mal à suivre la cadence. Au bout d’une dizaine de pas, il finit par trébucher, perdant l’équilibre pour tomber dans une grosse botte de foin, faisant sursauter un cheval qui se cambra dans son box pour montrer son insatisfaction.
« Mais mon jeu de jambes laisse à désirer… »Ulric ne put s’empêcher d’éclater de rire devant l’air débité de son écuyer, laissant tomber son arme factice, lui agrippant le bras pour l’aider à se relever.
« Certes, mais tu es trop dur avec toi-même. Nous venons à peine de commencer les entraînements, donne-toi une petite chance. Si moi j’ai réussi à devenir chevalier, je ne vois pas pourquoi tu ne pourrais pas le devenir toi-même. Sinon, tu pourras toujours rester mon écuyer… »Le moment qu’Archibald attendait depuis sa plus tendre enfance était enfin arrivé. Après avoir passé un peu plus de six ans en tant qu’écuyer du grand Ulric, il allait enfin être sacré chevalier. Il avait atteint la vingtaine, il avait fait ses preuves, il était temps.
La veille, après avoir pris un long bain pour purifier son corps, il avait revêtu une longue tunique blanche, symbole de pureté, une robe rouge, signe qu’il était tenu de répandre son sang pour sa foi et son devoir, ainsi qu’un justaucorps noir, souvenir de la mort qui l’attendait, lui et tous les hommes. Ulric et les autres chevaliers l’avaient ensuite escorté jusqu’à l’église, où ils avaient passé toute la soirée et toute la nuit sous le signe de la prière. Archibald avait l’impression que son estomac était en train de se tordre tellement il avait faim, mais il devait observer un jeûne rigoureux de 24 heures pour prouver qu’il avait la résistance nécessaire pour être chevalier.
Au petit matin, il s’était confessé, avait communié, puis on l’avait installé dans une salle à part pendant que les gens abondaient dans la chapelle. Archibald avait les nerfs en boule. Il fallait que tout se passe bien. Il voulait faire bonne figure, tant pour honorer ses parents que pour prouver à Ulric que tout le temps qu’il lui avait consacré n’avait pas été en vain. Il se tourna vers la porte lorsqu’il l’entendit s’ouvrir, se tendant légèrement en reconnaissant la grande silhouette d’Ulric à contre-jour.
« Ça va, tu tiens le coup? »Archibald hocha la tête, réajustant sa tunique d’un geste nerveux. Son ventre émit un gargouillement monstrueux, et Ulric éclata de rire. Il sortit une grande épée de derrière son dos et la lui passa autour du cou, puis lui serra l’épaule.
« Allez, viens. Tout va bien se passer. »Il sortit et marcha le long de la grande allée, jusqu’à l’autel, Archibald lui emboîtant le pas. Tous deux allèrent prendre place sur le tout premier banc de la chapelle pour assister à la messe et à un sermon sur les devoirs de la chevalerie. Le jeune homme n’était que moyennement attentif. Si on lui demandait de résumer le sermon, il en serait sans doute incapable. Il avait faim, l’épée qu’il avait autour de son cou lui pesait. Il était indéniablement nerveux et ne voulait pas regarder derrière lui, ne voulant pas voir la chapelle remplie à craquer. Il savait que tout le village avait répondu présent et que ses parents étaient assis juste derrière lui. À l’avant, devant l’autel, se tenaient le seigneur Érard et l’évêque, qui invita d’ailleurs Archibald et Ulric à se lever et à les rejoindre une fois son sermon terminé.
Archibald avait les jambes raides. Il avait beau être préparé, sa nervosité était en train de monter en flèche. Il était sur le point de franchir la dernière étape. L’évêque s’avança vers lui, décrocha l’épée et la bénit, puis la lui rendit. Tête baissée, tenant l’épée dans la paume de ses deux mains, il attendit que le seigneur Érard vienne la prendre à son tour avant de poser un genou par terre, sa main droite sur son épaule gauche. Le vieux noble se racla la gorge, puis lui posa la grande question :
« Archibald de Montfort, pour quelles raisons désires-tu devenir chevalier? »Le cœur du jeune homme battait la chamade, et il avait la bouche terriblement sèche. Il sentit une texture cuirassée sous sa main gauche. Sans doute l’évangile. Il devait maintenant prêter serment. Il ne devait pas hésiter, et sa langue ne devait pas fourcher.
« Moi, Archibald de Montfort, fils de Gauthier l’agriculteur et écuyer du chevalier Ulric, jure de croire à tous les enseignements de l’Église, d’observer ses commandements et de la protéger. J’aimerai toujours le pays où je suis né, défendrai tous les faibles et ne fuirai jamais devant l’ennemi. Je combattrai les infidèles avec acharnement, et remplirai mes devoirs féodaux, à condition qu’ils ne soient pas contraires à la loi divine. Je… je… »Il marqua une pause, pris d’un petit blanc de mémoire. Il s’attendait au pire, qu’on aille briser son épée et qu’on lui refuse la chevalerie. Toutefois, le seigneur Érard était reconnu pour être un homme juste; et le fait qu’il reste silencieux lui-même était signe qu’il lui donnait une chance de se reprendre. Ulric toussa en soufflant un subtil « mentir », et Archibald eut l’impression d’avoir une illumination, tout ce qu’il avait oublié lui revenant comme par magie.
« Je ne mentirai jamais et serai fidèle à ma parole. Je serai libéral et généreux, et toujours le champion du droit et du bien contre l’injustice et le mal. »Le seigneur Érard fit un pas en avant, puis posa le plat de son épée sur son épaule gauche, sa tête et son épaule droite.
« Au nom de Dieu, de Saint Michel et de Saint Georges, je te fais chevalier. Sois vaillant, loyal et généreux. Maintenant, relèves-toi, Archibald de Montfort. »À peine se fut-il relevé qu’Ulric lui asséna un grand coup en pleine nuque du plat de la main, ce qui lui fit perdre l’équilibre et tituber. Ah, la fameuse « paumée » du parrain. Il l’avait vu de nombreuses fois, mais la subir était bien différent, surtout qu’Ulric n’y avait pas été de main morte. Sous les exclamations de la foule, le seigneur Érard lui remis son épée, qu’il ceint sans plus attendre, alors que d’autres chevaliers lui apportaient sa cotte de maille, sa cuirasse, ses brassards et ses éperons. Une fois tout habillé, il se retourna vers les spectateurs, posant ses yeux sur ses parents. On l’escorta jusqu’à l’extérieur de l’église, la foule sur les talons, alors qu’on l’invita à monter sur son cheval pour la toute première fois.
Archibald ne se fit pas prier et sauta sur le dos du grand étalon brun et blanc qu’on venait de lui confier. Il tapa les flancs de la bête du talon, un grand sourire aux lèvres alors qu’il partit au galop. Il était enfin chevalier.
Les saisons se succédèrent, et bientôt Archibald n’était plus le plus jeune des chevaliers. Tous les jours lorsqu’il se levait et attachait son épée à sa taille pour parcourir la seigneurie et s’assurer que la loi et l’ordre y régnaient, il ressentait une grande fierté. Travailler auprès des gens, aider les plus opprimés, terrasser les mécréants… il en avait rêvé longtemps, et il ne pouvait demander mieux. Toutefois, à peine ses 25 ans atteints, sa routine fut perturbée.
Le roi Louis IX voulait partir en croisade après avoir eu vent de pillages en série en Terre sainte. Il demanda alors à ses différents seigneurs de préparer leurs meilleurs hommes. C’est ainsi qu’Érard enrôla, entre autres, Archibald et Ulric pour être déployés en Égypte. Le jeune homme prit la peine de faire ses adieux à ses parents, qu’il ne reverra d’ailleurs plus jamais. À partir du moment où les deux hommes embarquèrent sur un navire en direction de Chypre, le temps sembla s’écouler à la fois terriblement rapidement et douloureusement lentement. Avant de se rendre en Égypte, ils devaient tous hiverner à Chypre le temps de rassembler toutes les troupes et de débarquer en Afrique avec la plus grande puissance possible pour prendre d’assaut des villes et les échanger contre Jérusalem.
Ce n’est qu’en juin 1249 que le débarquement à Damiette, un grand port égyptien, s’effectue. La flotte croisée s’approchait du rivage, et déjà les flèches et les carreaux ennemis pleuvaient sur elle. Si Archibald était parvenu à mettre pied à terre, à éviter les premiers salves et même à achever une dizaine de soldats, l’un d’eux parvint à lui transpercer les flancs d’un violent coup de lance. Il poussa un cri sous la douleur vive qui s’empara de son corps, entendit la voix si lointaine d’Ulric hurler son nom alors qu’il s’effondra par terre, le goût ferreux de son sang envahissant sa bouche, le goût salé de l’eau de mer s’y mélangeant alors que la moitié de son visage baignait dans le sable détrempé de la plage. Son cœur battait contre ses tempes, de plus en plus lentement, puis sa vision se brouilla jusqu’à ce qu’elle s’assombrisse complètement. Il n’avait pourtant pas fermé les paupières. Le son de son cœur finit par s’estomper à son tour, puis plus rien. Le néant. Le noir. La mort.
♰ SECONDE VIE ♰ Je ne saurai trop comment vous décrire ce que l’on peut ressentir lorsque nous recevons le redoutable baiser de la Mort. Rien de mon éducation en tant que chevalier n’aurait pu m’y préparer. L’expérience est sans doute propre à chacun. Personnellement, ce fut une terrible souffrance.
Je me souviendrai toujours de mon réveil. En ouvrant les yeux, je fus aveuglé par la lune qui se reflétait sur l’océan, et assourdi par le vacarme des vagues qui se fracassaient contre les rochers. J’étais étourdi, j’avais la migraine, mais surtout, j’avais froid. Tellement froid. J’avais l’impression que des milliards d’aiguilles me transperçaient la peau. Et j’avais soif. Tellement soif. J’avais la gorge tellement sèche, comme si j’avais avalé du sable et du verre pilé. J’étais étourdi, désorienté, faible et seul. Je reconnu la plage de Damiette, mais tout autour, il n’y avait pas âme qui vive. Littéralement. Que des cadavres. Et l’odeur du sang qui envahissait mes narines me faisait frémir. Ça sentait à des kilomètres à la ronde, et pour une raison inexplicable, la sensation de soif ne faisait qu’augmenter à chaque minute.
J’avançai tant bien que mal sur le sable. Le sol était meuble, et mes jambes chancelantes, rien pour m’aider. En passant près d’un corps, on m’agrippa la cheville, ce qui me fit sursauter. Je me penchai pour voir le visage ensanglanté et tuméfié d’Ulric.
« Archie… je te croyais mort… »Sa voix était horriblement sifflante. Je m’agenouillai près de lui, et il rouvrit la bouche, mais avant qu’il puisse prononcer un mot de plus, j’avais plongé sur sa jugulaire. Ses palpitations faibles sous sa chair m’avaient attiré, comme un rat attire un chat et l’incite à attaquer. Je ne pensais plus à rien d’autre qu’à ma soif, à mon inexorable désir de l’étancher. Alors que mes crocs s’enfonçaient dans sa veine et que son sang chaud envahissait ma bouche, il se raidit, gémit, tressaillit, puis je le sentis pousser son dernier souffle. Moi, je n’étais tout simplement plus moi. Je lâchai son corps sans vie sans plus de considération. À cet instant précis, j’étais un animal affamé, une bête motivée uniquement par ses plus bas instincts.
Avec une vitesse phénoménale, je m’élançai donc vers le port. Ni une, ni deux, j’attaquai tous ceux qui avaient le malheur de croiser mon chemin, leur arrachant la gorge, les vidant de leur sang. Mais j’avais toujours soif. Il en fallait plus. Bien plus. Cette nuit-là, je causai tout un carnage à Damiette. Hommes, femmes, enfants, animaux, tous n’étaient que proies à mes yeux. Il n’y eut qu’à la fin de ma frénésie que je réalisai ce qui venait de se passer.
Je me rappelai alors la lance qui m’avait transpercé. J’avais beau tâter mon flanc, je n’avais plus rien. Plus une plaie, pas une perforation; que ma tunique imbibée de sang, seule preuve de la blessure. Par contre, j’avais deux petits trous à la base de mon cou. J’étais confus. Il m’avait pourtant semblé mourir. Et voilà que je venais de verser une quantité incroyable de sang. J’avais même achevé Ulric, mon héros, mon mentor. Je ne le réalisais pas encore, mais la réalité avait bien entendu fini par me rattraper et par m’étouffer en me tirant par le collet.
Après ma nuit infernale, j’avais continué d’errer dans les rues de Damiette sans but précis, sauf celui d’étancher mon insatiable soif. De nuit, toutefois, car j’avais vite compris par la brûlure douloureuse des rayons du soleil sur ma peau que je ne reverrai sans doute plus jamais la lueur du jour. Semant la mort sur mon passage, un groupe d’individus m’avait rapidement retrouvé et neutralisé. Devant ma confusion, Khadija, la cheffe du clan, compris immédiatement ce qui m’était arrivé et me fournit enfin les réponses à mes questions.
Ils étaient des vampires, soit des morts-vivants se nourrissant du sang de ses victimes, ces dernières étant par la suite contaminées et changées en vampire si la saignée ne les avait pas tuées. Selon elle, j’étais l’un des leurs désormais. Elle soupçonnait que j’avais été victime de Tariq, un vampire détesté par sa propre espèce. Comme un charognard, il avait sans doute été attiré par l’odeur du sang versé lors de la bataille. Il était également reconnu pour être un grand irresponsable, oubliant d’achever ses victimes et créant ainsi d’innombrables nouveaux vampires. Or, les nouveaux vampires ont besoin d’encadrement, qu’on leur explique les principes fondamentaux du vampirisme. Les nouveau-nés, comme on les appelait, étaient souvent voués à sombrer dans la folie et étaient souvent les premiers à être tués, car ils devenaient vite incontrôlables.
De peur que d’autres émergent comme moi, les membres du clan avaient arpenté la plage pour achever convenablement ceux qui avaient été mordus par Tariq. Et aux dires de Khadija, ils étaient nombreux, et tout le saccage que j’avais causé seul aurait pu être décuplé par dix, voire par trente. Damiette aurait été anéantie, et le clan de Khadija aurait été obligé de bouger pour éviter la réplique des chasseurs. Et moi dans tout ça? Moi, j’avais le cerveau qui débordait. J’avais la migraine. J’étais confus. En plus, j’étais pris de nausées violentes, car j’avais abusé des bonnes choses. Qu’il s’agisse de vin ou de sang, les liquides cramoisis semblaient avoir le même effet sur les hommes. Enfin… je n’étais plus un homme, si?
Khadija avait été claire : j’étais un vampire, un mort-vivant. Un mort à qui on avait refusé le repos éternel. Un monstre qui ne méritait même pas le jugement dernier. Un démon qui devait s’abreuver à même les veines d’autrui, véritables rivières transportant la vie, pour pouvoir continuer de se mouvoir. Une bête fantastique qui avait mis fin à la vie à son héros, à son parrain, à son mentor, sans le moindre remords. Une créature méphistophélique tout droit sortie des Enfers pour semer la terreur au sein des vivants. Un être maudit dont la peau brûlait au contact de l’argent et de l’eau bénite.
Comprenez que pour un ancien chevalier, la chute est vertigineuse et tragique. Je n’étais plus digne du serment que j’avais prêté quelques années, de la vie que j’avais mené jusqu’ici. Je ne pouvais plus prétendre être un serviteur de Dieu. Khadija m’avait assuré que ce sentiment s’estomperait et, qu’avec le temps, la religion n’aurait plus aucun rapport dans ma nouvelle vie. Mais pouvait-on parler d’une vie? Elle me répondit que oui, qu’il y avait une manière de bien vivre en étant vampire, qu’il suffisait de s’adapter à une toute nouvelle réalité.
Elle était gentille, Khadija. Elle me rassurait, comme elle avait rassuré tous les autres membres de son clan. Au fil de nos conversations, je compris qu’elle était sur cette terre depuis bien plus longtemps que moi, avant même l’avènement des religions. Sa sagesse était la seule chose qui trahissait son âge vénérable, car ses traits avaient conservé la candeur de la jeune vingtaine. Je conclu également que j’allais avoir la trentaine éternellement. Auprès d’elle et du reste du groupe, j’appris d’ailleurs plusieurs choses. Je restai auprès d’eux près d’un siècle, mais le désir de vagabonder commença à naître en moi. Comme j’étais pleinement mature, Khadija accepta de me laisser partir.
Pendant plus de quatre siècles, je parcouru la terre entière. J’explorai l’Afrique, l’Asie, les îles du Pacifique et les nouvelles colonies avant de tranquillement revenir en Europe. J’ai l’impression d’avoir vécu une centaine de vies, assumé des milliers d’identités, emprunté d’innombrables noms. J’ai vécu les hauts et les bas de la société, appris une foule de choses. J’ai aimé, pleuré, hurlé. J’ai ri, j’ai haï, j’ai chéri. Et au bout du compte, je constatai que Khadija avait bien raison : je vivais la nuit, mais je vivais. Pleinement.
Mon tour du monde m’avait un peu épuisé; j’avais envie d’un peu de stabilité. L’idée de retourner en France m’effleura l’esprit, mais pour préserver mon cœur inerte, je m’y refusai. Le 17e siècle était entamé depuis un moment, et je savais mes parents décédés depuis très longtemps déjà. Leurs corps portés en terre devaient sans doute être de simples squelettes. J’essayais de ne pas trop y penser. Sans compter que de retourner dans ma contrée natale me rappellerais tout le temps passer avec Ulric. Même si Khadija m’avait répété à maintes reprises que son vrai meurtrier avait été l’un des soldats de l’armée ennemie et que, dans tous les scénarios imaginables, la conclusion aurait été la même, je me considérai comme son bourreau. Ce fait allait me hanter toute ma vie, je ne le savais que trop bien.
J’élu donc domicile tout près, en Angleterre. Moi qui n’étais qu’un homme lorsque je basculai dans l’ombre, ma vie en tant que vampire m’avait ouvert les yeux sur un monde qui m’avait été inconnu jusqu’alors : le monde magique et les sorciers qui le faisaient tourner. Aux yeux des humains, des « moldus » comme ils aimaient à les appeler, j’étais une créature cauchemardesque, une légende urbaine dont l’existence semblait impossible chez les plus hardis. Aux yeux des sorciers, j’étais relayé au rang de « créature fantastique » au même titre qu’une licorne ou qu’un dragon. De bien nobles bêtes, certes, mais je ne me considérais pas être à leur niveau. Je ne crachais pas de feu et mon sang n’était pas argenté, mais bien que je fusse affublé de quelques facultés décuplées, je trouvais tout à fait dégradant de ne pas être vu comme un être à part entière.
La population vampirique anglaise était nombreuse, et plusieurs partageaient ce point de vue. Nous n’étions pas des bêtes sanguinaires; nous avions des principes, et malgré quelques erreurs de parcours, nous n’attaquions pas le premier venu. D’ailleurs, bien souvent, ceux qui se faisaient un peu trop remarqués étaient sévèrement réprimandés. Ici plus qu’ailleurs, nous devions faire plus attention et vivre un peu plus cachés. Malgré tout, nous nous reconnaissions entre nous, et nous nous réunissions. Certains avaient plus d’ambition et voulaient créer de véritables mouvements. Lilith Kensington faisait partie de ceux-là.
Véritable militante, elle avait réussi à rassembler quelques vampires qui s’alliaient à sa façon de penser. Au fil de quelques discussions fort intéressantes, elle finit par me convaincre à mon tour. Très vite, je rejoins les rangs des Infortunés. Nous n’étions pas qu’une bande de vampires : lycans, vélanes, géants, sirènes, harpies, elfes et autres « créatures fantastiques » trouvaient leur place au sein de la guilde. Lilith avait de grandes idées et avait l’intention d’offrir un refuge, un véritable sanctuaire à ceux qu’on regardait de haut. On construisit une auberge, qui servait d’hébergement, de point de rassemblement, de lieu de divertissement, d’aire de restauration et de zone neutre pour nous, les créatures, mais aussi pour les sorciers qui faisaient preuve d’un minimum d’ouverture d’esprit.
Les années nous rapprochèrent, Lilith et moi, et nous étions comme un frère et une sœur. Nos échanges pouvaient être fort animés, mais nous finissions toujours par trouver un terrain d’entente. Tout naturellement, sans même qu’elle me le demande, je devins son bras droit. Je respectais son autorité plus que tous les autres membres de la guilde, et je respectais ses ordres et directives. Elle appréciait ma franchise, et je n’hésitais pas à lui faire part de ma façon de penser lorsque je trouvais que certaines limites étaient franchies. Les Infortunés devinrent vite une grande famille. Je retrouvai le même sens d’union qu’avec Khadija à l’époque, mais je ne ressentis jamais le besoin de m’éloigner. J’étais là pour rester.
Cela faisait maintenant deux bons siècles que j’étais établi à Londres. J’étais devenu un homme routinier qui n’appréciait guère les surprises et les situations inattendues. Le soir venu, j’avais l’habitude d’aller me promener sur les rives de la Tamise. Le bruit de l’eau avait quelque chose d’apaisant, et ce, même si parfois la corne d’un bateau retentissait ou les cris d’hommes en plein travail perturbaient cette quiétude. Londres était devenue une ville moderne et industrielle. Parfois, des volutes de fumée noire venaient se mêler au brouillard qui faisait la réputation de la cité.
Ce soir-là, je décidai de m’éloigner des endroits trop fréquentés. J’avais envie de profiter de l’air printanier du mois de mars en toute quiétude, loin du tumulte de l’auberge du Drunk Broom, pour passer du temps en ma propre compagnie. Avec les années, j’avais développé un côté introspectif, et mes moments de solitude étaient sacrés. Près d’un pont, je descendis les escaliers en pierre qui menaient sur une petite plage. Je parcouru quelques mètres avant d’apercevoir quelque chose dans l’eau, comme un amas de tissu.
Je plissai les yeux, et me rendis vite compte qu’il s’agissait d’un corps inerte. Je ne me posai pas plus de questions et retirai mon manteau avant d’entrer dans l’eau en courant. Je nageai jusqu’au milieu du fleuve et attrapa un pan de tissu, tirant la personne jusqu’au rivage. Un humain aurait sans doute eu bien du mal et aurait été pétrifié par la froideur de l’eau. Étant vampire, l’effort était minime. Je n’attendis pas trop longtemps avant de commencer les techniques de réanimation. En pompant sur sa poitrine, un filet d’eau sortit d’entre ses lèvres bleutées sur lesquelles je posai les miennes, lui pinçant le nez dans l’espoir de sentir son souffle contre mon visage.
Je fis plusieurs tentatives, mais en vain. Iel était encore vivant.e puisque j’entendais encore son cœur. Les battements étaient faibles; c’était une question de minutes, voire de secondes, avant que sa flamme ne s’éteigne à jamais. Je me dépêchai et soulevai la pauvre victime, me dirigeant au pas de course vers le Drunk Broom. J’évitai les artères achalandées, ne passant que par les ruelles fréquentées uniquement par des badauds trop enivrés pour pouvoir se poser des questions, ou pour s’en souvenir le lendemain. Lilith était installée près de la grande cheminée lorsque j’entrai à l’intérieur. Je montai jusqu’à ma chambre en vitesse, étendant ma trouvaille sur mon lit. J’étais penché au-dessus d’elle, mes doigts enroulés autour de son poignet, sondant son pouls. Je ne savais pas quoi faire.
Qu’était-il arrivé à cette personne? Il n’était pas rare de pêcher des cadavres dans la Tamise; suicides, accidents de travail, règlements de compte… toutes les raisons étaient bonnes pour lâcher un corps dans l’eau sale et glacée du fleuve londonien. Cette personne, je ne la connaissais pas, mais je voulais connaître son histoire. Sa peau était cireuse, ses doigts étaient complètement ratatinés, preuve qu’elle n’avait pas baigner dans l’eau depuis quelques minutes à peine. Mais si je ne me décidais pas bientôt, je ne pourrais rien faire, elle allait mourir là, dans mon lit.
« Fais-le, Archie. »Je levai les yeux vers le cadre de la porte où se trouvait Lilith. Elle s’avança dans la pièce, s’assoyant sur le bord du lit. J’étais confus.
« C’est contraire aux principes de la guilde… »Elle posa une main sur la mienne, plongeant ses yeux dans les miens.
« Les principes de la guilde, c’est moi qui les aie établis. Je te dis de le faire. Tu en as envie, je le sens bien. Et je te connais tout aussi bien. Si tu ne le fais pas, tu le regretteras, et ça te tortureras l’esprit trop longtemps. Fais-le. »Je serrai la mâchoire. J’avais vu plusieurs autres vampires le faire, mais je n’avais jamais osé tenter l’expérience. Sous le regard encourageant de ma sœur, ma grande amie, ma supérieure, je me mordis le poignet pour en faire couler le sang, avant de le porter aux lèvres de ma pauvre victime. Rien. Je pressai mes plaies avec plus d’insistance, puis je sentis une première lapée, une deuxième, puis une troisième. Il n’était pas trop tard. Iel n’avait pas beaucoup d’énergie, mais mon sang parvint tout de même à couler le long de sa gorge. Je me reculai lorsque Lilith me fit signe d’arrêter. Nous nous relevâmes tous les deux, quittant la chambre avant de tirer tous les rideaux.
Le lendemain, je me pressai à son chevet lorsque j’entendis des gémissements. J’avais un grand verre de sang à la main, prêt à étancher la soif intense qu’iel devait ressentir, comme moi il y a de cela une éternité. Lorsqu’enfin nos regards se croisèrent, je lui souris de manière bienveillante, passant le dos de ma main sur son front perlé de sueur.
« Bonjour, mon enfant. Bienvenue chez toi. »J’étais déterminé à l’encadrer, à l’épauler, à l’aimer. Je ne voulais pas qu’iel vive tout ce que j’avais vécu en étant laissé seul. Je n’étais peut-être plus chevalier, mais maintenant j’étais devenu père.
Aujourd’hui avait commencé comme une journée typique. Nous avions fait le dénombrement des stocks du bar, lavé les quelques verres que nous avions négligé la veille, passé le balai un peu partout, vérifié que tous les éléments électroniques liés à notre scène étaient fonctionnels, ainsi qu’une foule de petites tâches quotidiennes qu’il était nécessaire de faire pour gérer efficacement l’entreprise. Car oui, dans le monde moderne, le Drunk Broom n’était plus qu’une simple auberge et taverne; il fallait évoluer avec son temps. Pour ça, je pouvais toujours compter sur Ophelia Bishop, l’une de mes serveuses. D’ailleurs, c’est elle qui vint me retrouver quand je sortis de mon bureau, me faisant sursauter par la même occasion.
« Boss, y’a quelqu’un qui veut vous parler en bas. »« J’arrive. »Lilith était partie en cavale depuis un an maintenant. Avant de partir, elle m’avait fait l’immense honneur de me confier non seulement le Drunk Broom, mais également le siège de chef de la guilde. Cela m’avait profondément touché, et je m’efforçai de vraiment faire honneur à sa décision, d’être à la hauteur de son niveau de confiance. Après tout, elle était à l’origine du mouvement. Si nous avions un si bel endroit pour nous réfugier, c’était grâce à elle. En passant devant la chambre qu’elle occupait encore il n'y a pas si longtemps, j’eus un petit pincement au cœur. Elle me manquait, bien évidemment.
Je descendis les escaliers et entra dans la salle principale, me glissant derrière le bar pour aller à la rencontre de la silhouette encapuchonnée qui y était attablée. Je ressentis immédiatement sa nervosité en me voyant, et lui adressai un sourire tout ce qu’il y avait de plus bienveillants, glissant un verre d’eau en sa direction. Il s’agissait d’une jeune femme, probablement à peine plus vieille que la vingtaine. Elle était trempée par la pluie, et je remarquai quelques sacs à ses pieds.
« Bonjour, bienvenue au Drunk Broom. En quoi puis-je vous aider? »« C’est vous, le chef des Infortunés? »J’acquiesçai en lui tendant la main.
« C’est bien moi. Archibald de Montfort, mais vous pouvez m’appeler Archie. »Elle hésita, puis me serra la main. Elle était évidemment congelée. Je restai silencieux, voyant bien qu’elle voulait me demander quelque chose. Je ne voulais pas la brusquer. Elle se tortilla sur le tabouret avant de se pencher vers moi, baissant la voix.
« Je… je suis comme vous, vous voyez. E-Enfin pas comme vous, je veux dire, je suis pas une… »« Vampire, vous pouvez le dire. Ce n’est un secret pour personne ici. »« Merci, Ophelia, répliquai-je en riant. Elle n’y allait jamais avec le dos de la cuillère, la petite.
« Mais elle a raison. Ici, vous pouvez parler librement. Il n’est pas nécessaire de se cacher. »La jeune femme rougit et hocha la tête, reprenant un peu de courage avant de continuer.
« Je suis une lycan et je n’ai honnêtement nulle part où aller. Mes parents m’ont mis à la porte et je ne veux pas dormir dans la rue… on m’a dit que je pouvais possiblement rester ici… »Des histoires comme la sienne, j’en avais entendu des dizaines depuis que j’étais ici. Cela m’attristait chaque fois, mais je n’étais plus surpris du tout.
« On vous a bien informé; vous êtes ici chez vous. Prenez le temps de manger une bouchée et de vous réchauffer, puis je vous montrerai votre chambre. »Ses yeux s’embuèrent de larmes et elle hocha la tête, me remerciant. Je demandai à Ophelia d’aller lui chercher quelque chose à grignoter, puis je sorti de derrière le bar pour prendre ses sacs, lui serrant doucement l’épaule au passage. Elle semblait rassurée, et j’en était ravi.
Veiller sur eux était ma vocation, ma mission. Et je comptais la mener à bien.