+ LAISSE LE BON TEMPS ROULER + La Nouvelle-Orléans, est un endroit où il fait bon vivre. Il y règne une ambiance festive, des airs de jazz se font entendre aux quatre coins de la ville, faisant danser les fantômes des premiers colons français qui s’étaient établis là-bas au 17e siècle. Ici, comme ailleurs, les sorciers et les Non-Maj se côtoient au quotidien. Mais ici, contrairement à ailleurs, la sorcellerie est à peine dissimulée. Si les Beauvais sont célèbres partout en terre américaine en raison de leurs démêlés avec le MACUSA, ils règnent en maître un peu partout en Louisiane.
C’est donc sans surprise que Placide Beauvais, l’arrière-petit-fils de la grande fabricante de baguettes Violetta Beauvais, décide de s’installer en plein centre-ville avec sa femme Octavia Guillemette. Cette dernière était enceinte, et elle ne tarda pas à donner naissance à une magnifique petite fille. Partout où elle allait, on lui disait « Laisse le bon temps rouler ! », une devise cajun qui invitait tous ceux qui l’entendaient à profiter du moment présent. Du haut de ses six ans, elle ne comprenait pas tout à fait la signification de l’expression. Mais celle-ci prit une tout autre définition quand, au détour d’une rue, le bon temps prit la forme d’une voiture qui roulait un peu trop vite, happant de plein fouet ses parents. Le bon temps, il s’était en aller, en même temps que ses parents.
+ KOULÈV + Ses parents étaient six pieds sous terre, et son monde avait changé du tout au tout. Confiée à Joséphine Beauvais, sa grand-mère paternelle, elle logeait désormais au beau milieu des bayons, dans une vieille cabane en bois sur pilotis. Les lampadaires en fer forgé de la ville avaient été remplacés par des centaines de milliers de lucioles qui dansaient la nuit. Le brouhaha urbain avait laissé place aux croassements des batraciens et aux feulements des alligators enragés. Le pavé était devenu les eaux sombres et inquiétantes du Mississipi, et les nombreux immeubles, quant à eux, les gros arbres moussus dont les racines trempaient dans ces dernières.
L’adaptation de la petite Angélique n’avait pas été des plus faciles. En plus, sa grand-mère n’était pas la personne la plus chaleureuse que la Terre avait porté. Elle était souvent froide et dure, et donnait l’impression que la présence de sa petite-fille l’incommodait. Il faut dire qu’elle était une veuve depuis longtemps et avait vécu seule en plein cœur des marécages sauvages depuis que Placide avait quitté le nid familial. Le décès de son mari l’avait aigri, et elle préférait consacrer son temps à poursuivre l’entreprise familiale en fabriquant des baguettes dans le « confort » de son humble demeure.
Un soir, alors qu’elle se glissa sous les draps, elle sentit quelque chose de froid et de lisse à ses pieds. Elle souleva ses draps, et avant-même qu’elle ne puisse faire quoi que ce soit en voyant un énorme serpent ouvrir la gueule pour lâcher un sifflement menaçant, celui-ci planta ses deux crochets dans sa cheville. Angélique poussa un cri de douleur strident, poussant le serpent hors du lit et l’obligeant à la relâcher en lui assénant un solide coup de pied en pleine tête avec son autre pied. Paniquée, sa grand-mère arriva en courant, comprenant immédiatement ce qui venait de se passer en voyant Angélique cambrée dans le lit et le serpent sonné sur le plancher. Elle ressortit de la pièce aussi vite qu’elle était entrée pour aller fouiller frénétiquement dans son armoire à potions.
Puis, en mettant la main sur le remède, une pensée lui traversa l’esprit : les Beauvais constituaient une famille assez vaste, et elle savait que le siège du Scorpion leur était réservé. Il était présentement occupé par un cousin d’Angélique, mais elle pourrait très certainement avoir une chance de le convoiter si elle passait le test ultime : survivre au poison. Le serpent avait-il été un message qu’on lui envoyait? Si son fils et sa niaise de femme étaient décédés et qu’elle avait sa petite fille à sa charge, était-ce pour la préparer à un avenir somptueux sous le signe du pouvoir?
Elle s’arrêta dans le cadre de la porte de la chambre, serrant la fiole d’antidote alors qu’Angélique se tordait de douleur sur son lit, le visage blême, la respiration haletante, le front perlé de grosses gouttes de sueur. Elle pleurait, poussait d’affreux râles, alors que sa cheville doublait de volume et prenait une teinte violacée qui commençait à dangereusement tourner au noir.
« Sois forte, pitit fij », murmura-t-elle, espérant que sa petite fille n’allait pas rejoindre son fils.
Ce n’est que lorsqu’Angélique perdit connaissance qu’elle finit par lui administrer la dose minimale d’antidote, juste assez pour lui faire échapper à la mort. Son corps devait lutter.
+ PWAZON & FANTOM + L’enfant de 10 ans était blême et avait les yeux creux. Cela faisait quelques jours qu’elle avait du mal à dormir et peinait à manger. Elle se sentait affaiblie, et depuis maintenant deux jours, ses gencives s’étaient mises à saigner sans arrêt, quoiqu’elle fasse. Assise dans sa petite barque au milieu du marécage, elle regardait son reflet à la surface de l’eau calme, soulevant sa lèvre supérieure pour regarder ses gencives inflammées. Angélique se figea, prise d’une quinte de toux qui finit par lui faire cracher du sang. Elle serra les poings sur son piège à écrevisses, le regard sombre. Elle savait que Joséphine avait encore eu le dessus.
Depuis son arrivée chez sa grand-mère, elle n’avait connu que quelques jours sans souffrance. Tous les jours, elle courait le risque que Joséphine l’empoisonne. Que ce soit par voie orale, nasale, topique ou même magique, la vieille dame devait user de ruse pour déjouer sa petite-fille. C’est qu’en quatre ans, elle avait commencé à comprendre ce qui se passait, et tentait d’éviter de souffrir inutilement. Elle avait beau lui dire que c’était pour son bien, pour lui assurer un brillant avenir, elle n’en avait cure ; elle en avait marre d’avoir mal. Et le comble de l’insulte, c’est que le serpent qui l’avait mordu avait eu droit aux traitements d’un des taxidermistes les plus talentueux du delta du Mississipi. Sa carcasse empaillée trônait en reine au-dessus de la porte d’entrée, comme un véritable totem sacré. Angélique n’avait qu’une envie : y mettre le feu.
Ça avait commencé par de petites doses de poisons relativement inoffensifs, puis Joséphine s’était tournée vers des quantités plus concentrées de substances hautement toxiques. Au début, elle avait droit à des antidotes. Maintenant, la grand-mère jugeait que le corps d’Angélique était suffisamment grand et fort pour se débarrasser lui-même des poisons. Mais à chaque fois, Angélique flirtait de plus en plus longtemps, et de plus en plus sérieusement, avec la mort. Si elle était née d’emblée avec une sensibilité certaine envers l’au-delà, elle avait traversé la frontière immatérielle chaque fois que son cœur avait cessé de battre. Et son cœur s’était arrêté à de très nombreuses reprises.
Elle en est maintenant au point où elle les voit et les entend tous. Âmes égarées, esseulées, exaspérées d’entrer en contact avec un proche ou qui cherchent la lumière depuis des années, fantômes du passé oubliés, coincés et condamnés à revivre en boucle des événements traumatisants, esprits malins qui ne cherchent qu’à attirer l’attention et à s’amuser, pas nécessairement pour faire le bien, entités malveillantes qui ne souhaitent que blesser et répandre la terreur sur le monde… l’éventail était vaste. Elle avait appris bien jeune à faire du troc avec eux. Si elle les aidait, eux aussi devaient lui donner un coup de main.
+ MADAM JIJI + La relation entre Joséphine et Angélique est de plus en plus tendue à mesure que l’enfant s’approche de l’adolescence. Il n’est plus aussi facile de la tromper et de lui refiler du poison, et elle ne se laisse pas encore convaincre par cette histoire de Confrérie de Morgane, de siège et de sacrifice pour pouvoir s’y asseoir. Ainsi, plus que jamais auparavant, la petite a besoin de s’évader. Comme il n’y a pas des milliers de moyens de se déplacer dans les bayous, c’est à bord de sa fidèle barque qu’elle s’éloigne de plus en plus de la cabane familiale.
C’est de cette manière qu’elle commença à vraiment apprécier les bayous et toutes les richesses qu’ils refermaient. Même les alligators, qui de prime abord la terrifiaient, la réconfortait par leur simple présence. Elle admirait la flore, aimait même ressentir l’humidité si caractéristique du sud des États-Unis sur sa peau. Après près de quatre ans à vivre dans cet environnement, elle prit enfin le temps de l’apprivoiser et à en tirer parti. C’est d’ailleurs en étant dans cet état d’esprit qu’en s’enfonçant dans les marais elle tomba sur la baraque de Madam Jiji.
Elle semblait encore plus bancale que celle de sa grand-mère, et donnait l’impression qu’elle pouvait s’écrouler s’il ventait trop fort. Une grande dame coiffée d’un turban en sortit en trombe lorsque l’enfant immobilisa sa barque devant le petit quai en piteux état. Elle la pointa du doigt, et Angélique sentit son cœur s’emballer.
« Toi, viens là. Je savais que tu viendrais ici. »La petite hésita un moment, puis arrima sa barque avant d’en descendre, suivant la grande dame dans sa demeure. Elle sursauta lorsqu’elle tomba nez à nez avec un python, protégeant instinctivement son visage avec ses deux bras. Lorsque le reptile s’éloigna, elle dû toutefois garder les bras levés pour s’avancer à l’intérieur tellement il y avait de bric à brac. Madam Jiji sembla d’ailleurs sortir de nulle part, et elle lui agrippa les bras, les lui baissant d’un coup sec avant de lui attraper le menton, lui serrant les joues en approchant son visage du sien, les yeux plissés et les narines dilatées.
« Tu sens la mort, Angélique. Et c’est elle en personne qui m’a demandé de t’aider. » Angélique haussa les sourcils, abasourdie. Devant son air incrédule, la mystérieuse inconnue ne peut faire autrement que de rire à gorge déployée. Tout autour d’eux, les ombres semblèrent s’allonger avant que toutes les bougies allumées s’éteignent une à une, comme si quelqu’un faisait le tour de la pièce pour souffler dessus. C’est ainsi qu’Angélique devint l’apprentie de Madam Jiji, une prêtresse vaudoue assez respectée en Louisiane. Elle prit part à des rituels, assistait Madam Jiji lorsqu’elle recevait des clients, appris à concocter des sorts, des potions et des remèdes, ainsi qu’à tirer aux tarots et bien plus encore.
+ ILVERMORNY + L’admission d’Angélique à Ilvermorny fut un événement assez joyeux. Même si elle devait se rendre dans la grande école et mettre de côté ses apprentissages vaudous, elle était également encore plus loin de sa grand-mère. Toutefois, elle n’échappait pas aux doses de poison. Intriguée par cette histoire de grand pouvoir, Madam Jiji avait insisté pour qu’elle continue de s’infliger ces traitements. C’est que la prêtresse avait ses propres ambitions : qu’Angélique finisse par la surpasser, elle qui avait un lien plus étroit que le sien avec l’au-delà. Les autres élèves n’avaient que vêtements et manuels scolaires dans leurs bagages; Angélique avait tout ça, et divers sortes de poisons.
À Ilvermorny, comme à Poudlard, les élèves étaient placés dans quatre maisons différentes, chacune représentée par une créature magique. Il y avait celle du Serpent cornu, qui représentait l’Esprit et qui accueillait les érudits; celle du Puckwoodgenie, maison du Cœur et des guérisseurs; celle de l’Oiseau-tonnerre, refuge de l’Âme et des aventuriers; et enfin celle du Womatou, l’emblème du Corps et des guerriers. Une cérémonie de la répartition avait lieu là-bas aussi, et celle-ci se tenait dans le grand hall d’entrée de l’école. Lorsqu’on nomma son nom, Angélique leva les yeux vers les balcons, observant les centaines de paires d’yeux qui la fixait alors qu’elle s’avançait vers le nœud gordien au milieu de la pièce, devant les statues des quatre gardiens. Elle joigna ses mains et colla ses pieds, prenant une grande inspiration en attendant de voir quelle statue allait s’animer, quel gardien allait décider de la prendre dans ses rangs. Après quelques secondes, le cristal dans le front du Serpent cornu se mit à briller de mille feux, et Angélique eut un petit rictus. Un autre serpent, tiens donc. Quelle ironie. Elle leva la tête vers le groupe d’adolescents qui s’était mis à crier, allant les rejoindre au balcon.
Les années d’Angélique à Ilvermorny se passèrent relativement bien. Elle se démarqua prodigieusement en potions, en sortilège, en divination et en botanique. Il faut dire que, grâce à Madam Jiji, elle avait une longueur d’avance sur ces camarades de classe. D’ailleurs, elle continuait sa formation à ses côtés chaque fois qu’elle avait l’occasion de retourner dans les bayous. Angélique était une véritable éponge à connaissances… et à poisons, que Madam Jiji lui fournissait volontiers. Elle ne se mêlait pas vraiment aux autres élèves, préférant de loin la compagnie de ses chers amis néo-orléanais. D’ailleurs, les autres adolescents la trouvaient un peu étrange et n’osaient pas trop s’y frotter. Quelques rumeurs circulaient, certains s’étant un peu trop approchés ou trop titillés et en avaient payé chèrement le prix. Certaines filles avec qui elle partageait un dortoir disaient l’avoir vu piquer d’étranges poupées de jute avec de longues aiguilles, parler dans le vide ou dessiner des symboles étranges sur les murs ou sur le sol…
+ DAVY LA CARTE + Sa formation à Ilvermorny et auprès de Madam Jiji étant terminée, Angélique s’installa dans sa propre petite cabane dans les bayous. Celle-ci était encore plus reculée que celles de sa grand-mère et de sa mentore, entourée de végétation particulièrement dense. Devant la maison, de nombreux nénuphars rendaient l’approche encore plus difficile. Pourtant, les plus téméraires, les plus tenaces, les plus déterminés et les plus désespérés finissaient toujours par venir cogner à sa porte.
Les demandes étaient variées; autant dire qu’Angélique ne s’ennuyait jamais. Bientôt, son nom était sur toutes les lèvres des sorciers et des Non-Maj en Nouvelle-Orléans, et même au-delà. Toutefois, peu importe la nature de son client, il fallait qu’il paie, et pas nécessairement en argent. Au fur et à mesure qu’Angélique était à l’aise avec ses pratiques, plus les prix qu’elle demandait étaient audacieux. Ainsi, quand un soir tout un équipage de pirates débarqua chez elle, elle ne se contenta pas de demander une simple breloque, surtout vu la demande.
« Votre ami a mauvaise mine, mais je ne vous apprends rien, vous ne seriez pas ici autrement… »Elle observe le jeune homme qui se tient devant elle. Il doit avoir son âge ou presque, et ses yeux clairs sont assombris par une ombre qu’elle connaît très bien, et qu’elle adore particulièrement : le désespoir à l’état pur. Et ce regard désespéré, il est accroché à ses lèvres. Il retient son souffle. Peu importe ce qu’elle peut lui dire à ce moment précis, il boira ses paroles. Rien de plus satisfaisant pour Angélique : elle sait pertinemment qu’elle est son seul espoir. Elle poussa un long soupir, jetant un regard autour de sa cabane remplie, comme celle de Madam Jiji, d’objets en tout genre.
« Vous me demandez quand même de le débarrasser d’une malédiction puissante… ça va demander des efforts considérables… », dit-elle avec une moue désolée, faisant tinter ses ongles sur un flacon contenant un liquide noir et poisseux, observant le pauvre homme qui se tort de douleur et qui se rapproche à chaque seconde du trépas.
« Je vous en supplie… vous devez le sauver… je sais que vous le pouvez… »La voix du pirate est chevrotante, il est presqu’à genoux devant elle. Quel délice. Bien sûr qu’elle le peut. Elle fait mine qu’elle est dans une impasse, mais elle sait très bien quoi faire pour le tirer d’affaire. Elle hausse les sourcils, l’air grave.
« Je peux essayer… mais êtes-vous prêt à payer le prix? »L’homme hoche la tête frénétiquement.
« Je vendrai mon âme au diable pour lui. Sauvez-le. »Angélique baisse la tête et lève les yeux sur lui, un sourire satisfait aux lèvres alors qu’elle plaque sa main sur la poitrine du pirate maudit, enfonçant ses ongles enduits du liquide noir dans sa peau.
« Excellent. »Davy La Carte pousse un horrible cri de douleur qui s’entend dans tout le bayou. L’aura de la sorcière semble se dédoubler alors que des esprits se nourrissent volontiers de cette malédiction. Ce qu’Atlas Prewett ne sait pas encore, c’est qu’il vient de signer un contrat dont il ignore toutes les clauses avec la sorcière. C’était leur première rencontre, mais certainement pas la dernière.
+ LONDRES + Angélique avait réussi. Après de nombreuses années à consommer du poison, à malmener son corps des pires façons imaginables, elle avait enfin pu accéder au siège du Scorpion. Évidemment, Joséphine en avait pris tout le crédit. C’était
elle qui avait eu la bonne idée de l’empoisonner en premier,
elle qui avait laissé sa petite-fille passer de l’autre côté pour accéder à de nouveaux paliers de pouvoir. Enfin, une Beauvais allait redorer le blason de la famille par sa puissance et sa prestance.
La jeune femme se plaisait bien dans son bayou, sa réputation n’était plus à faire et elle ne manquait pas de clientèle. Toutefois, elle commençait un peu à s’ennuyer. Maintenant qu’elle était officiellement membre de la Confrérie de Morgane, elle avait besoin d’un peu de piquant. Et quoi de mieux que d’aller dans la mère patrie, en Europe, pour se rapprocher des origines de la Confrérie?
Elle y trouverait bien un nouveau marché… les âmes en peine, il y en a partout. Et pour s’y rendre, elle n’avait qu’à faire appel aux pirates qu’elle avait aidé quelques années auparavant. C’est ainsi que L’Anpwazonnen débarqua en Angleterre. Bientôt une nouvelle boutique mystérieuse ouvrit dans l’Allée des Embrumes. Sur le petit panneau qui se balançait au vent, on pouvait lire ceci :
VOODOO EMPORIUM
TAROT CARDS
CHARMS & POTIONS
Ce ne sont là, évidemment, que certains des services qu’elle propose.
Alors, oserez-vous y entrer?