Je n’ai pas l’habitude de parler de moi. À vrai dire, c’est souvent moi qui pousse les gens à se confier à moi. En fait, si j’écris ces lignes, c’est parce que j’ai eu la bonne idée de me plaindre à Bernie. Je lui ai dit que je commençais à me sentir dépassée, que j’avais la tête qui débordait. Elle m’a suggéré de tenir un journal et de commencer par le commencement. Pas con. Bon, je me sens un peu comme une adolescente, mais aux grands maux, les grands moyens. J’aurais pu commencer par « Cher journal », quand même… je m’égare.
Je vais avoir 36 ans cette année, pouvez-vous le croire? J’avoue que j’ai un peu de mal à voir la quarantaine pointer le bout de son nez, mais la plupart du temps on me donne la jeune vingtaine. Flatteur, certes, mais un peu insultant quand on ne me prend pas au sérieux. Bon, j’avoue que je ne déteste pas qu’on me sous-estime; ça me donne simplement une autre raison de me surpasser et de leur montrer de quoi je suis faite.
Je suis donc née le 16 janvier 1944 dans un Paris habitué à voir défiler soldats et chars d’assaut. Fort heureusement, ayant poussé mon premier souffle alors que la guerre s’essoufflait, je n’ai pas été exposée aux horreurs qui venaient avec elle. Je suis le fruit de l’union d’un Français et d’une Anglaise bien ordinaires, Frédéric Acker, simple fonctionnaire et Sophie Byrne, professeure de littérature. Ordinaires, certes, mais à mes yeux ce sont les meilleurs parents du monde. La vie parisienne, c’était sympathique, mais je n’en garde honnêtement que de vagues souvenirs. J’avais 6 ans lorsque nous avons déménagé dans une petite maison bien modeste à Londres, après que mon père eut obtenu une promotion.
Pour moi, ça ne voulait pas dire grand-chose. C’est quand on m’a appris qu’on habiterait à quelques minutes en voiture de chez mes grands-parents que je me réjouis de ce déménagement. Et très honnêtement, c’est à Londres que j’ai vécu tous les grands événements de ma vie. Deux ans plus tard, l’amour de ma vie est venu agrandir notre famille : ma petite sœur, Aglaé. Imaginez ma joie, j’avais une poupée grandeur nature, qui gazouillait et qui faisait pipi dans sa couche sans avoir à lui insérer des piles dans le ventre! La pauvre, quand j’y pense… moi qui m’amusais à la materner, elle qui n’avait d’autre choix qu’endurer… Enfin, il faut croire qu’elle n’a pas été très traumatisée, car nous sommes aujourd’hui très proches. Nous l’avons toujours été. Et comme pour me prouver qu’entre nous c’était à la vie, à la mort, c’est moi qu’elle a nommé marraine de Maximilien, l’autre amour de ma vie.
Tous des moldus. Bah oui, je suis la seule sorcière de ma famille. Ne me demandez pas comment c’est possible, parce que j’ai passé mon adolescence à me poser la question, et j’ai fini par abandonner et juste accepter les faits. Un an avant de recevoir la fameuse lettre de Poudlard, il m’est arrivé un des événements les plus dingues de ma vie.
Aglaé et moi étions chez Mamie Edith. Nous devions passer le week-end là-bas, nos parents ayant décidé de se payer une rare escapade en amoureux à l’occasion de leur anniversaire de mariage. On ne s’était pas vraiment plaintes; nous adorions passer du temps chez Mamie Edith! On regardait la télévision en mangeant les petits gâteaux qu’elle avait préparé juste pour nous, on l’aidait à cuisiner le dîner et on lui filait un coup de main dans le jardin.
Ce samedi d’octobre-là, nous étions justement en train de racler les feuilles mortes dans la cour arrière lorsque Mamie Edith me demanda d’aller chercher des sacs à ordure dans la cave. Je détestais la cave. C’était sombre, humide, les plafonds étaient bas et les araignées, cloportes et autres bestioles rampantes y régnaient en maître. Et je ne voulais même pas penser aux autres monstres qui pouvaient s’y cacher. Pour Mamie Edith, c’était simplement un espace de rangement où elle entreposait ses outils de jardin, ses conserves, ses décorations de Noël et d’autres objets laissés derrière par ma mère. Je n’étais pas une poule mouillée, et puis je voulais bien lui faire plaisir et épargner ses pauvres genoux qui craquaient chaque fois qu’elle se relevait.
N'écoutant que mon courage, j’ouvris les deux grandes portes et descendis les vieux escaliers décrépis. J’en parle, et j’ai l’impression de sentir l’odeur âcre si caractéristique. Je ne regardais pas autour de moi, craignant apercevoir quelque chose qui me ferait détaler. J’avançai jusqu’à l’étagère, montai sur un seau tourné à l’envers pour m’emparer d’un sac, puis couru vers la lumière. Comme j’allais atteindre enfin l’air frais, les deux portes se refermèrent dans un grand fracas, et je me retrouvai coincée dans la cave. J’avais beau crier, taper, pousser sur les portes, c’était comme si quelqu’un s’était assis dessus. En fait, ces portes étaient super lourdes et étaient difficiles à ouvrir, et elles avaient tendance à se bloquer.
De l’autre côté, j’entendais Mamie Edith me parler et faire de son mieux pour me libérer. Mais moi, j’étais prisonnière. J’avais l’impression que les murs se refermaient sur moi, que mon cœur allait finir par éclater ou sortir de ma poitrine. Ma respiration s’accélérait à chaque seconde, et je finis par fermer les yeux en me donnant un élan. J’entendis deux cris, et quand je rouvris les yeux, j’étais de nouveau dans le jardin. Mais les portes étaient encore fermées. Je me rappelle du visage de Mamie Edith : les yeux exorbités, la bouche grande ouverte. Elle était complètement sous le choc! C’est là qu’elle m’a appris qu’en fait, j’étais passé à travers les portes. Comme un fantôme. Aglaé, elle, trouvait ça incroyable et amusant. Moi, je n’y croyais pas. Mais Mamie Edith était loin d’être folle, Aglaé aussi, et les deux racontaient exactement la même chose.
D’un commun accord, on décida de ne pas en parler aux parents; ça ne ferait que les inquiéter. Mais ce soir-là, alors qu’Aglaé était couchée et que nous étions seules devant la télé avec une bonne tasse de thé, ma grand-mère tomba dans les confidences. Quelques années avant ma naissance, alors que la guerre battait son plein, elle et mon grand-père avaient été enfermés par l’armée allemande, car ils avaient aidé plusieurs familles à échapper aux camps de concentration. C’est un voisin qui les avait dénoncés en échange d’une récompense. Ils étaient restés en cellule pendant de nombreux mois, ce qui avait affaibli mon grand-père jusqu’à ses limites physiques et psychologiques. Elle, elle était restée forte pour deux. Je me souviendrai toujours de ce qu’elle a fait ensuite. Elle m’a pris les deux mains, et en me regardant dans les yeux, elle m’a dit :
« À cette époque-là, j’aurais voulu faire comme toi dans le jardin. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je crois que c’était de la magie. Sois-en fière. » À ce jour, Mamie Edith est l’une des personnes les plus courageuses et les plus formidables que je connaisse, et ce, même si elle est aujourd’hui gravement malade. C’est une battante, une vraie guerrière, et j’aspire à lui arriver à la cheville un jour.
En plus, Mamie Edith avait vu juste. C’était vraiment de la magie, et peu après cet événement, je reçu ma lettre d’admission à Poudlard. Mes parents étaient un peu dépassés par les événements et ma sœur, du haut de ses 2 ans, était juste dévastée lorsqu’elle comprit que ça voulait dire que je devais quitter le nid. Quant à moi, je n’étais pas certaine d’être ravie. À vrai dire, ça m’angoissait un peu. Je quittais tout ce que je connaissais pour aller dans un univers qui m’était complètement inconnu. Poudlard, son histoire et ses principes, c’était beaucoup à assimiler en peu de temps. Quand nous sommes allés sur le Chemin de Traverse, ça me semblait complètement surréel. J’avais l’impression de me balader sur un plateau de cinéma rempli de figurants costumés. Heureusement que nous étions accompagnés par une gentille sorcière qui nous a guidé de boutique en boutique, parce que dans cet univers, c’est nous qui décalions.
C’est d’ailleurs lorsque la guide nous emmena chez Gringotts pour échanger mes livres contre de la monnaie magique que je vécus pour la première fois la haine envers les moldus et les nés moldus. Certains se contentaient de nous dévisager, mais d’autres nous injuriaient, discrètement ou non. Le mot « sang-de-bourbe » ne voulait certainement pas dire « personne adorable », ça je l’avais bien compris. Curieuse d’en savoir plus, j’ai questionné notre guide. Elle avait l’air tellement désolée lorsqu’elle m’expliqua le sens de l’insulte et toutes ces histoires de pureté de sang. Elle aurait voulu qu’on nous épargne, mais j’aurais fini par y être exposée de toute manière.
Heureusement, aussi, que les préfets et les professeurs étaient là pour tout expliquer. À Poudlard, c’était moi qui étais dépassée par les événements, et j’étais un peu comme dans un état second. Je me sentie aussi un peu jugée par la vieillerie qu’ils appelaient Choixpeau. Poufsouffle, Gryffondor… il a finalement fait de moi une lionne. Selon lui, j’avais de la fougue, un grand cœur et, je le compris plus tard, une trop grande gueule pour finir chez les jaunes.
Mes années à Poudlard furent mémorables. Au début, j’étais la cible de railleries, et le terme « sang-de-bourbe » revenait bien souvent. Mais moi, j’avais du répondant. Je ne me battais pas avec mes poings et je n’insultais pas mes intimidateurs. En fait, je les invitais calmement à analyser leurs gestes et à se demander s’ils étaient vraiment fondés. Plus souvent qu’autrement, j’arrivais à leur clouer le bec. Les gens commençaient même à attendre qu’on me provoque pour savoir comment j’allais répliquer. Je ne veux pas me vanter, mais ma technique était plutôt efficace. Certains de mes intimidateurs sont même devenus mes amis! Des sang-purs, qui se lient d’amitié avec une sang-de-bourbe comme moi! J’avoue, c’est une de mes petites fiertés… D’ailleurs, j’étais assez populaire. Je crois que les gens appréciaient mon franc-parler.
On en vient au volet professionnel. J’ai toujours aimé aider les gens, mais aussi les confronter. Ma mère me disait aussi que j’étais beaucoup trop empathique. Je n’y pouvais rien avant, et je n’y peux toujours rien aujourd’hui. L’empathie, j’ai ça dans le sang. Les gens, dans leur singularité et leurs douleurs intérieures propres, me fascinent énormément. Il était donc tout simplement naturel pour moi de me tourner vers la psychomagie. Je n’aurais pas été sorcière que je serais devenue psychothérapeute de toute façon.
Je n’ai donc pas perdu de temps après ma sortie de Poudlard pour m’inscrire à une formation dans le domaine. Je ne veux surtout pas me lancer des fleurs, la vanité n’est pas ma qualité première, mais j’étais plutôt pas mal, et souvent première de classe! Ça m’a d’ailleurs permis de me trouver rapidement du boulot à Ste. Mangouste. J’ai commencé au bas de l’échelle, comme assistante, avant de me voir confier mon propre cabinet. Au cours des dernières années, j’en ai également ouvert un en Irlande, à l’Institut pour Psychomagie. Je suis pas mal occupée (peut-être même trop), mais j’adore ça; je ne m’ennuie jamais.
Je suis convaincue qu’on m’a mise sur terre pour aider les gens à sortir du labyrinthe mental dans lequel ils sont coincés. Vous connaissez
Alice au pays des merveilles? Je suis un peu comme le chat du Cheshire, sans les entourloupes. Récemment, j’ai rencontré un patient complètement perdu au milieu de son labyrinthe. Et quel labyrinthe. Le genre de labyrinthe dont les passages sont constamment changés, qui vous pousse de plus en plus vers le centre, mais jamais vers la sortie. Rajoutez une épaisse couche de noirceur et une pincée d’un cocktail d’émotions toutes plus négatives que les autres et vous avez la recette idéale pour le smoothie Sirius Black.
Tu vois, cher journal, ce smoothie a un peu un goût amer. Il faut le boire à petites gorgées, car sinon, c’est la nausée assurée. Pour être complètement honnête, il me fout le tournis. C’est grâce à lui que je suis en train de m’épancher de la sorte entre tes lignes. On a réussi à atteindre un jalon important : après avoir fait de grands progrès, je lui ai accordé son congé de l’Institut. Il a pu retrouver les siens, légèrement plus serein, mais le travail de plusieurs mois ne représente que quelques pas dans son labyrinthe qui rend fou.
Tu auras remarqué, cher journal, que j’ai utilisé « grâce à lui » et non pas « à cause de lui », car je crois avoir sous la main un cas particulier comme on en voit peu. Un être profondément brisé par toutes ces histoires de familles pures que j’ai toujours trouvées si ridicules. Il me fascine. Je ne peux faire autrement que de vouloir creuser, aller plus loin. J’ai peur de trouver plus que de simples squelettes dans ses placards. Comme un pilleur de tombe, j’ai peur de réveiller un mal ancien, d’ouvrir la boîte de Pandore.
Et le pire dans tout ça, c’est qu’il m’a révélé que la malédiction vient en paire. Imagine-toi, cher journal, que Sirius a un petit frère : Regulus. Je suis prête à parier qu’il y a beaucoup de cadavres à déterrer dans cet esprit si mûr, mais vraisemblablement si ravagé. Rah, j’ai mal à la tête rien que d’y penser. Je sais que je transgresse les règles du métier, que je ne devrais pas mettre une si grande emphase sur deux patients en particulier, que je devrais donner la même dose d’attention à tous ceux qui me paient pour leur offrir la sérénité et la tranquillité d’esprit.
Même si je voulais faire marche arrière, je suis déjà engagée sur le chemin, et un peu empêtrée dans des sables mouvants. Ces deux âmes baignées dans l’ombre, je veux les lâcher en plein soleil, leur donner un peu de répit. Je suis peut-être folle… je devrais peut-être aller cogner à la porte de Bernie et lui demander de me guider à son tour hors de mon labyrinthe tortueux.
En plus, tu ne devineras jamais : j’ai déménagé à Camden Town il y a quelques mois. À deux pas de mon appartement, il y avait des locaux laissés à l’abandon, intouchés depuis des années. Récemment, j’ai remarqué que quelqu’un avait fini par les acheter. Je te laisse deviner la tête que j’ai eu le premier soir quand j’ai ouvert les rideaux et que j’ai vu qui étaient les nouveaux propriétaires…
Le destin a parlé. Je ne peux faire autrement qu’aller de l’avant. Note à moi-même :
faire le plein de tisane à la camomille.