L’avant-midi et l’après-midi au Drunk Broom constituaient souvent une période creuse, chose des plus normales considérant le fait que la plupart des clients étaient des créatures qui vivaient en grande majorité la nuit. Comme le bar servait aussi à manger, certains habitués, sorciers comme autres êtres considérés comme fantastiques aux yeux des moldus, passaient venir chercher un petit encas, qu’ils prenaient autant sur place que pour emporter. Il y avait également les résidents, ceux qui y trouvaient refuge, qui descendaient pour se nourrir ou se désaltérer. Dans tous les cas, pendant ces heures, l’endroit n’était jamais bien bondé.

Dans ces moments-là, Ophelia en profitait pour effectuer diverses tâches. Outre celles liées à son rôle de serveuse, elle donnait un coup de main en cuisine, nettoyait le bar et les toilettes, remplissait les fûts de bière et réapprovisionnait les bouteilles d’autres boissons, sortait les poubelles, et bien plus encore. Le Drunk Broom, c’était un peu comme sa deuxième maison. Elle adorait l’ambiance qui y régnait et côtoyer des gens de tous les horizons. Fréquenter ceux qu’on qualifiait de « créatures fantastiques » ne lui faisait pas peur du tout; au contraire, elle les trouvait fichtrement intéressantes. Et en bonne Serdaigle, sa curiosité était continuellement attisée. Elle aimait écouter les conversations, les anecdotes, les récits, les rumeurs et les commérages. Après tout, on pouvait en apprendre énormément sur quelqu’un grâce à eux.

Avec le temps, elle avait gagné la confiance de son patron, qui lui avait donné quelques petits privilèges. D’abord, lorsqu’elle était seule en salle, elle avait le droit de prendre le contrôle du système de son et pouvait mettre la musique de son choix. Il n’était donc pas rare de mettre les pieds au bar en journée sur fond de musique classique, sa préférée. Elle avait également le droit de manger à même la réserve des cuisines sans que ce soit retenu sur sa paie, et de se reposer dans la loge réservée aux Dingoes, le groupe d’elle et de ses amis, le groupe résident du bar. En résumé, elle avait carte blanche, mais savait que certains endroits, comme les étages supérieurs (sauf le bureau du boss) et le sous-sol, lui étaient interdits d’accès. Elle n’en avait cure, comprenant totalement les raisons derrière ces limites imposées.

Cet après-midi-là, il n’y eut aucun client. Aucun. Pas âme qui vive, ni même l’ombre d’une âme perdue ou d’un ivrogne ayant besoin d’un petit remontant. Le Requiem en Ré mineur de Mozart en guise de bande sonore, Ophelia avait tamisé les lumières et ouvert les projecteurs de la scène en rouge pour une atmosphère des plus dramatiques. Elle s’était ensuite installée derrière le bar et avait commencé à construire un château élaboré avec des verres, des pailles, des bâtonnets en bois, des serviettes de table, des sous-verres et quelques fourchettes. Sa construction commençait à prendre des proportions impressionnantes lorsque quelqu’un ouvrit la porte arrière, la lumière extérieure l’éblouissant par la même occasion.

Plissant les yeux, elle se tourna vers la porte, haussant légèrement en reconnaissant celui qui venait de faire son entrée. Elle se redressa, retirant de sa bouche le cure-dent qu’elle mâchonnait depuis une bonne trentaine de minutes.

« Tiens, voilà Sa Majesté des Miches. »

Même si elle était ravie de voir son frère d’une autre mère, sa voix était toujours égale et monotone, comme toujours. Ses lèvres teintées de rouge s’étirèrent en un petit sourire, s’étirant pour attraper la télécommande du système de son pour baisser un peu le volume. Le Requiem dans le tapis, c’était parfait pour combler le silence, mais en présence du grand Mischa Kensington, Mozart pouvait aller se rasseoir.

Après avoir passé un long après-midi seule au bar, la présence de son ami était plus que bienvenue. Elle se doutait bien que la vie de fonctionnaire lui drainait l’âme petit à petit; se tenir assis bien droit derrière un bureau entouré de paperasse et de gens froids et blasés ne lui convenait que moyennement. Elle le savait bien. Et elle n’avait pas besoin de lire en lui pour le deviner. Elle le connaissait depuis qu’il était adolescent et il n’avait fait que grandir. Il avait toujours autant besoin d’action, de faire bouger l’air qui l’entourait, et surtout, de faire entendre sa voix par le cri, les murmures, le rire ou bien le chant. Rester calme et silencieux derrière un pupitre devait être une véritable torture. Elle ne peut réprimer un petit rire alors que son commentaire vient exactement appuyer ses pensées.

« Vous, perdre de votre superbe? Voilà qui me semble impossible tant vous brillez de mille feux, My Lord. Mais puisque l’équilibre du monde est dangereusement menacé, remédions à la situation sans plus tarder. »

La brune s’empare alors de la télécommande du système de son. Ce n’était pas les choix de mélodies qui manquaient sur sa cassette audio. En fait, elle en trimballait toujours deux ou trois sur elle. Ophelia sans musique n’était plus Ophelia. Cela faisait partie de son essence même. Il voulait valser? Elle lui offrirait une valse digne de ce nom. Et Mozart n’était plus l’homme de la situation. Elle remettait le soin de ragaillardir Lord Kensington entre les mains d’un de ses plus fidèles amis, Pyotr Ilyich Tchaïkovsky. Connaissant le contenu de sa cassette par cœur, elle savait exactement combien de temps il fallait avancer la bande magnétique et quand il fallait appuyer de nouveau sur « Play » pour que les premières notes de la Valse de la Belle au Bois Dormant. Le pas léger, elle contourna le bar en sautillant, tournant sur elle-même avant de s’arrêter devant lui. Elle fléchit les genoux et fit mine soulever une jupe invisible, le saluant comme le ferait une jeune femme noble.

« M’accorderiez-vous cette danse, Mon Prince? »

Ni une ni deux, la main dans la sienne, elle vint poser l’autre sur son épaule pour l’entraîner vers le centre de la piste de danse. Savait-elle valser? Pas vraiment. Elle ne connaissait pas la technique, mais elle savait toutefois se laisser porter par la musique. Et c’est exactement ce qu’elle faisait, fermant les yeux, un sourire rêveur aux lèvres, alors qu’ils tournoyaient un peu aléatoirement au gré des cordes et des vents. Rares étaient les gens avec qui elle se sentait à l’aise d’être parfaitement elle-même. Mischa faisait partie de ceux qu’elle pouvait compter sur les doigts de sa main. Et elle devait bien avouer que se laisser complètement aller de cette manière avec son ami faisait le plus grand bien. Pas qu’elle vivait une vie compliquée; à vrai dire, elle était bien banale et manquait de rebondissements. Après un tour de piste, elle finit par rouvrir les yeux, plantant son regard dans le sien.

« Tu sais, je crois que je viens de me rendre compte à quel point ta présence a cruellement manqué, pendant tout ce temps. Quand tu es là, tout est à sa place. »

Le groupe d’amis qu’ils formaient avec Eden et le reste des Dingoes était une unité tricotée serrée, un puzzle où chacun était une pièce essentielle. Lorsqu’un morceau manquait à l’appel, on ne pouvait pas le considérer comme complet, et l’image était ainsi parfaite, incomplète. Il était de retour depuis un moment déjà, mais elle n’avait pas encore eu l’occasion de parler de ce qui s’était passé. Elle voulait absolument éviter de le rendre mal à l’aise ou triste, se doutant qu’il avait déjà eu sa dose avec Eden.

Cette valse sous le signe de l’amitié donne l’impression de durer de longues minutes. En réalité, elle n’est longue que d’à peine cinq minutes, mais l’imagination de la brune est déjà au travail. Il faut dire qu’Ophelia appréciait tout particulièrement les moments où le temps semblait n’être qu’un concept abstrait. Des moments comme celui-ci, où il faisait bon ne plus penser à rien. Elle était désormais la princesse d’un royaume, et lui le prince d’une lointaine contrée en visite au château pour le grand bal royal. À l’instar du conte classique qui avait inspiré le grand ballet duquel était tiré ce morceau, le monde réel semblait avoir pris une pause, assoupi pour laisser deux amis qui avaient été trop longtemps séparés tournoyer.

Quand l’orchestre se tait pour commencer à jouer un autre morceau de sa collection et que la brunette y va d’une grande déclaration, l’étreinte à laquelle elle eut droit pour toute réponse la fit sursauter autant que son petit cœur, qui se gonfla d’amour instantanément. Miss Bishop n’était pas la plus tactile des jeunes femmes, mais elle ne levait pas le nez sur les démonstrations d’affection que ses proches lui offraient. Ainsi, son visage, qui bien souvent portait une expression neutre, s’illumina d’un doux sourire à la promesse de son ami. Il pouvait bourlinguer aux quatre coins de la planète si tel était son désir; jamais elle ne voudrait l’enchaîner. Et puis, elle savait sa tête remplie de grands rêves de tournée internationale – avec un peu de chance, ces derniers mettaient en vedette les Dingoes, et elle était de la partie comme le reste du groupe.

Libérée des bras réconfortants de Mischa, Ophelia retourna derrière le bar pour sortir deux grands verres, les remplissant de glaçons avant d’y verser de l’eau. Elle en poussa un vers son cavalier, fronçant les sourcils lorsqu’il mentionna sa meilleure amie. Avant tout, elle prit une longue gorgée, se pourléchant les lèvres avant de se les essuyer du revers de la main.

« J’aimerais bien te répondre que oui, j’étais en train de composer notre prochain grand succès, mais j’ai bien peur de devoir te décevoir. Je travaillais », répondit-elle en lançant un coup d’œil au bâtiment dont elle avait prestement abandonné la construction une fois la solitude envolée. « Je sais, ça ne paraît pas trop comme ça. »

Baissant le volume de la sono pour que la musique ne devienne qu’une agréable mélodie berçant le rythme de la conversation, elle s’accouda au comptoir, joignant ses mains en se penchant vers le chanteur. Elle était prête et bien positionnée pour recevoir les confidences.

« Raconte-moi tout. Pourquoi est-ce que t’as l’impression de faire n’importe quoi avec Eden? Je l’ai vu récemment, et elle avait pourtant que des bons mots sur votre relation. »

Les hauts et les bas de Mischa et Eden n’avaient rien de nouveau pour Ophelia. Le phénomène remontait à l’adolescence, lorsque les deux tourtereaux étaient surchargés d’hormones et qu’ils ne se lâchaient pas d’une semelle. Le départ du Kensington avait créé une coupure bien nette dans les traînées de nuages de leur petit paradis, et la contrebassiste en avait subi les contrecoups en veillant sur Eden. La tempête semblait être passée depuis le retour de Mischa, mais Ophelia s’était peut-être trompée…

Les paroles tendres et rassurantes de Mischa vinrent toucher Ophelia droit au cœur. L’ancien Poufsouffle avait le don d’apaiser les cœurs, de venir les tartiner de baume capable de guérir les lésions les plus profondes et les plus douloureuses. Si celui de la belle brume était intact et allait pour le mieux, elle n’était pas du genre à repousser ce genre d’attention, accueillant toute l’affection qu’il pouvait lui donner avec grand plaisir. Il faut dire que lorsqu’elle faisait le bilan, elle n’était pas trop à plaindre. Oh certes, son boulot de serveuse au Drunk Broom n’avait rien de bien spécial, et plusieurs auraient pu croire que l’ancienne élève qu’elle était aurait visé plus haut. Les fonctions prestigieuses qui rapportaient une petite fortune ne l’attirait pas tellement – il lui suffisait de voir à quel point son ami s’ennuyait dans son bureau rempli de paperasse pour s’en convaincre. Le cadre du bar était bien plus dynamique. On y faisait toujours des rencontres des plus intéressantes, et bien qu’il faille parfois calmer les ardeurs de certaines têtes brûlées, la jeune femme aimait son travail.

Et puis la scène se trouvait là, à quelques mètres du bar, lui rappelant que si elle avait accepté de servir sorciers et créatures de jour comme de nuit, c’était parce qu’elle avait choisi la vie d’artiste. Et la promesse que Mischa venait de lui faire, elle l’avait entendu à de nombreuses reprises. Toutefois, maintenant qu’ils avaient une résidence pour occuper la scène qu’elle adorait éclairer au gré de ses humeurs, ils semblaient plus près du but que jamais. Ils n’étaient certes pas encore tout à fait célèbres pour être reconnus dans la rue, mais des clients fidèles du bar n’hésitaient pas à scander le nom du groupe lorsqu’ils s’y produisaient. Ophelia en était ainsi convaincue : ils devaient continuer de travailler et de persévérer, d’écrire des textes percutants et de composer des mélodies entraînantes. Un jour, les Dingoes seraient tout en haut des palmarès. Ils devaient continuer d’y croire. Pour toute réponse, elle serra doucement ses doigts et porta sa main jusqu’à ses lèvres, y déposant un baiser vif et léger sur ses phalanges avant de coller le dos de sa main contre sa joue, inclinant la tête sur le côté et levant ses grands yeux noirs, lui signifiant d’un simple regard qu’elle était toute disposée à l’écouter, comme elle l’avait fait maintes et maintes fois depuis leur adolescence.

« Ah », lâcha-t-elle simplement en haussant les sourcils, poussant un soupir discret.

Les explications n’avaient rien de bien surprenantes. Il faut dire que depuis des années, Mischa et Eden se tournent autour sans vraiment complètement s’affirmer. Enfin, ils y étaient parvenus parfois, prouvant par le fait même qu’ils en étaient bien capables. Le départ de Monsieur avait, bien entendu, eut l’effet d’un éboulis dans un grand lac, venant troubler les eaux calmes. Le cœur de Madame avait été balloté violemment par les vagues, et pour éviter qu’il ne coule à pic jusqu’au fond, Ophelia avait fait de son mieux pour écoper le surplus d’eau. Ce qui devait au départ être simple était devenu compliqué, et il leur fallait défaire chaque petit nœud qui s’était créé pendant la tempête.

« Votre problème », commença-t-elle en se redressant, son ton monotone tinté d’une pointe académique digne de son esprit analytique. « C’est que vous avez peur. Personne au monde ne peut douter de l’amour que vous ressentez l’un pour l’autre – il faudrait être fou ou carrément idiot. Eden se protège et se refuse à te rouvrir son cœur pleinement de peur de devoir souffrir de nouveau. Toi, tu es rongé par la culpabilité et tu essaies de limiter les dégâts en te pliant à ses exigences, mais elle t’envoie des signaux contradictoires. C’est normal que tu ne saches plus sur quel pied danser – et pourtant tu viens de me prouver que tu es un excellent danseur. »

Elle marqua une pause, un petit sourire mutin illuminant son visage. Elle était reconnue pour sa franchise, et elle en avait bien conscience. Au fil des ans, elle avait appris que teinter ses propos d’une touche humoristique permettait toujours de mieux faire passer le message. Après tout, il avait besoin de conseils, pas d’un sermon.

« Tu veux que ce soit plus que ça, non? En tout cas, je peux te dire que c’est ce qu’elle aimerait. Mais tu sais comment elle est, Eden. Elle est têtue comme une mule. Alors, pour une fois, je te donne la permission de la bousculer – pas littéralement, évidemment. » Elle serra ses doigts légèrement. « Montre-lui que tu es là pour elle. C’est ce qu’elle veut. Prouve-lui qu’elle a tort de douter et d’hésiter. »