Un homme se mesure au poids de ses actes, pas à la longueur de ses phrases. Caleb avait lu cette citation par pur hasard, en feuilletant l’un des vieux magazines fripés qui traînaient dans la salle d’attente du dentiste. Ce jour-là, il s’attendait à ressortir avec des dents bien blanches et une brosse à dents flambant neuve pour le récompenser d’avoir été courageux sur la chaise pendant que des adultes lui tripotaient la gueule de leurs doigts gantés, pas d’être marqué au fer rouge par une citation imprimée sur du papier glacé bon marché. Et pourtant, de cette citation, naquit l’envie de laisser sa trace dans le monde, de devenir un homme respectable, un homme que Nolwen pourrait être fière d’appeler son grand frère.

C’est en deuxième année qu’il avait décidé de rejoindre le Club de Duel. Rapidement, il avait su se démarquer au sein du groupe. Si certains élèves plus âgés et plus expérimentés étaient parvenus à l’envoyer valser jusqu’au bout de l’estrade, il s’appliquait toujours à s’entraîner plus fort pour pouvoir à son tour les faire chuter. Au fil du temps, les noms « Club de Duel » et « Caleb Petitjean » étaient devenus indissociables. Sa réputation de bosseur acharné le précédait, et on avertissait tous les nouveaux membres que celui qui parvenait à le faire tomber devait se préparer à faire face à l’impitoyable revanche qui les attendait. C’était d’autant plus vrai depuis la rentrée, depuis que le Serpentard avait fait le trajet en train seul pour la première fois depuis sa troisième année, depuis qu’il n’avait plus personne à protéger à la table des Poufsouffle.

La guerre, et son implication au sein de l’Ordre du Phénix, avaient réveillé en lui l’envie d’enrayer les Force du Mal une bonne fois pour toutes, et ainsi germa l’idée de devenir un jour Auror. Aujourd’hui, malgré un cœur écorché, une jambe amputée et une sœur envolée, il caressait plus que jamais ce rêve. Si Rose s’était bien malgré elle chargé des agresseurs de son groupe d’amis, Caleb comptait bien prendre la relève. Après tout, même si le Seigneur des Ténèbres avait été terrassé, il aurait été naïf et idiot de penser que tout allait être rose et paisible jusqu’à la fin des temps. Il suffisait d’un seul hurluberlu, d’un seul fou qui se croyait supérieur aux autres et qui aurait la charmante idée de vouloir voir le monde s’agenouiller à ses pieds pour que la noirceur prenne le dessus. Non, Caleb en était convaincu : jamais on ne pourrait se passer des services des Aurors.

Et pour devenir un gardien du bien et de la lumière, pour que sa sœur, où qu’elle soit, puisse être remplie de fierté, il travaillait d’arrache-pied, plus qu’avant si c’était possible. Dès qu’il en avait l’occasion, il s’entraînait pour pouvoir lancer des sorts plus rapidement, pour pouvoir en contrer plus efficacement, pour pouvoir faire des parades et des esquives plus facilement, toujours avec l’uniforme des Aurors dans sa ligne de mire. L’échec n’était même pas une option envisageable. Il devait y arriver. Pour Nolwen. Pour protéger ses parents. Pour protéger tous ceux qu’il aimait. Ainsi, il se donnait à fond à toutes les séances de duels, au grand déplaisir de certains qui le trouvait beaucoup trop intense et investi. Il les entendait bien les « C’est qu’un club » et les « Il prend ça trop à cœur ». Il n’en avait cure. Exceller était bien trop important. C’était essentiel. Vital, même.

Cette séance ne fit donc pas exception à la règle. Il était si concentré qu’il ne remarqua même pas la femme en retrait qui observait les duels. Comme à son habitude, il donnait tout ce qu’il avait sur l’estrade, et lorsqu’il envoyait valser un ou une camarade, en bon joueur, il allait lui tendre la main pour l’aider à se relever. Dernièrement, sa main, il la tendait bien (trop) souvent, poussé par la hargne. Lorsque la séance fut terminée, il alla cueillir l’une des serviettes mises à la disposition des élèves, essuyant les gouttes de sueur qui perlaient sur son front, se tournant vers le professeur responsable lorsqu’il l’interpella et lui annonça qu’il était attendu au bureau de Dumbledore. Il figea un moment, abaissant lentement la serviette. L’angoisse monta en flèche.

Il remit sa robe aux couleurs de Serpentard, puis sortit de la salle, prenant immédiatement la direction du bureau du directeur. Pourquoi y était-il convoqué? Avait-il fait quoi que ce soit pour être dans la ligne de mire du Conseil des Purs? Avait-il déjà gâché sa seconde chance? Il espérait que ce serait tout sauf ça. Sans sa dernière année, il n’aurait probablement pas le niveau pour être accepté chez les Aurors. Il ne pouvait pas se le permettre. Arrivé devant la grande statue de griffon, il s’arrêta pour réajuster sa cravate et le col de sa chemise, et pour passer une main dans ses cheveux légèrement en bataille pour y remettre de l’ordre, puis monta.

« Vous vouliez me voir, Professeur? », demanda-t-il en s’avançant dans la vaste pièce, mais s’arrêta net en ne trouvant pas le sympathique vieux barbu, mais bien une femme d’une prestance manifeste. « Oh… bonjour », ajouta-t-il avec politesse, un rapide coup d’œil autour de la pièce lui indiquant qu’ils étaient seuls ici.

Planté là, raide comme un piquet, Caleb reste parfaitement muet lorsque la femme devant lui se présente et retire sa cape. Son cœur rate un battement, et bien qu’il aurait préféré avoir l’air cool et impassible, il ne peut empêcher sa bouche de s’entrouvrir. Cet uniforme-là, il le reconnaîtrait entre milles. Combien de fois s’était-il imaginé le porter? Trop de fois pour pouvoir garder le compte. Il avait du mal à croire que la cheffe des Aurors en personne se trouvait juste devant lui, main tendue n’attendant qu’à rencontrer la sienne.

« E-Enchanté, Mme Potter, c’est un honneur », répondit-il après un moment de silence abasourdi, s’empressant de venir lui serrer fermement la main après être sorti de sa torpeur.

Le rose lui monta aux joues, un peu honteux. Lui qui était d’ordinaire réfléchi et posé, il était en train de perdre tous ses moyens comme une adolescente devant un joueur de Quidditch particulièrement bien roulé. Lorsqu’elle l’invita à s’asseoir, il s’exécuta de manière presque machinale, pliant les genoux pour poser son derrière sur le fauteuil qu’elle lui avait désigné. Le dos bien droit, ses grandes mains plaquées sur ses cuisses. Il secoua la tête lorsqu’elle mentionna son emploi du temps.

« Non, ne vous en faites pas, j’ai tout mon temps. »

L’avait-il vraiment? Il connaissait normalement son horaire par cœur, mais à cet instant précis, il avait beau essayé de se souvenir s’il avait un cours ou non, il n’y avait pas du tout. C’était le vide le plus total dans son esprit. Il ne pouvait que se concentrer sur une chose, et sur une seule chose uniquement : son interlocutrice, qu’il ne pouvait d’ailleurs pas lâcher du regard, de peur que tout ceci ne soit qu’une illusion. Mais pourquoi diable la cheffe des Aurors tenait-il à s’entretenir avec lui? Il se doutait bien qu’il allait obtenir sa réponse dans un petit instant et qu’il lui suffisait de patienter, mais il était tout de même curieux. Venait-elle lui parler de l’affaire qui entourait le décès de sa sœur? Cinq mois s’étaient écoulés, il était un peu tard pour de nouveaux développements. Sans compter que les agresseurs étaient morts eux aussi et ne pouvaient pas faire face à la justice. Ses doigts se crispèrent, venant froisser le tissu de son pantalon lorsque cette pensée lui effleura l’esprit. Il les balaya bien vite dans le coin sombre où il gardait toutes celles dans le même genre, écoutant attentivement ce qu’Euphémia avait à lui dire. Certains mots résonnent plus fort que d’autres. Stage. Travail de terrain. Soldats.

« Oui! Oui… », s’empressa-t-il de répondre, se raclant la gorge pour cacher sa gêne face au ton fébrile qu’il n’avait pas su contenir. Il hésita un petit moment avant de poursuivre. « À vrai dire… j’en rêve depuis très longtemps… »

Sa dernière phrase se termina en un souffle, l’émotion le gagnant peu à peu. Caleb n’était pas certain de croire ce qu’il entendait. Elle l’avait donc vu combattre, juste là? Il n’avait jamais remarqué sa présence dans la salle, trop concentré sur ses techniques, à s’assurer de bien positionner ses pieds pour éviter que sa jambe factice ne soit un réel handicap. Instinctivement, il avait d’ailleurs sa main gauche s’était glissée sur le genou où se terminait sa jambe, à la frontière entre sa peau et le métal de la prothèse. Le doute commençait à l’habiter : s’ils étaient aussi exigeants, allait-il être recalé en raison de sa jambe? Il n’osait pas trop poser la question, de peur de voir son rêve et l’aboutissement de tous ses efforts lui glisser entre les doigts.

Caleb aurait voulu que le temps s’arrête à cet instant précis. Il forçait son esprit à prendre un cliché mental de la scène, s’imprégnant des moindres détails, des effets de lumière et des odeurs. Lui, Caleb Petitjean, élève redoublant de Serpentard, assis face à Euphémia Potter, cheffe des Aurors, dans l’opulent bureau de Dumbledore. Il s’agissait du premier événement positif depuis des mois, et il désirait ardemment faire en sorte que ce souvenir puisse en effacer d’autres plus désagréables, plus cauchemardesques. Et si les dizaines de paires d’yeux des portraits d’anciens directeurs de Poudlard étaient posés sur eux deux, il espérait qu’une paire en particulier soit témoin de la scène.

Ils étaient bleu clair, aussi purs que l’âme dont ils étaient le miroir. Derrière de fines lunettes aux verres ronds, ils communiquaient les émotions avec précision. Combien de fois s’étaient-il embués de larmes à la suite d’un fou rire ou d’une profonde tristesse, ces quinze dernières années? À combien de reprises les avait-il surpris en train de le foudroyer après avoir lâcher – volontairement ou non – la phrase ou le mot de trop, ceux-là même qui venaient piquer au vif, qui faisaient réagir? Ces yeux si expressifs, il les espérait remplis de fierté. « Nol, j’ai réussi! », s’écriait-il de toutes ses forces en son for intérieur. Sa voix ensoleillée lui aurait sans doute répondu « Bravo, Calibou! » avant lui serrer les épaules.

Il serra la mâchoire, sa gorge se serrant pour une énième fois depuis les derniers mois, la sensation en devant presque trop familière. Non, il ne devait pas se montrer aussi vulnérable devant celle qu’il devait impressionner, à qui il avait tout à prouver. Il se racla la gorge pour chasser cette boule douloureuse lorsqu’elle lui posa des questions sur son profil académique. C’était comme passer un entretien d’embauche; il devait essayer d’être convaincant sans en faire trop.

« Je crois que je suis assez bon élève – je veux dire, mes notes ne sont pas désastreuses et je suis plutôt assidu. J’ai une certaine facilité avec les potions; c’est ma matière la plus forte après les sortilèges. » Il marqua une pause. Il se revoyait dans les toilettes désaffectées avec Rose et Geoffrey, concoctant diverses potions pour aider la cause, pour aider l’Ordre comme ils le pouvaient, avec les moyens à leur disposition. Cela lui serra le cœur. Tant de choses avaient changé en si peu de temps…

C’est seulement lorsqu’elle lui demanda si tout allait bien que Caleb remarqua qu’il avait inconsciemment baissé le regard. Il le releva, rajustant sa posture dans le fauteuil par la même occasion. Il fallait qu’il soit honnête. C’était la bonne chose à faire, il en était convaincu.

« J’ai redoublé cette année. L’an dernier, je n’ai pas pu terminer ma septième année ni passer mes ASPIC, pour des… raisons personnelles », commença-t-il, sentant la boule vouloir remonter le long de son œsophage.

Était-elle au courant du drame qui s’était déroulé à Pré-au-Lard en avril dernier? Connaissait-elle le nom des victimes? Avait-elle lu le nom « Nolwen Petitjean » dans un quelconque rapport? Si oui, il n’aurait probablement aucun doute à relier les points. Sinon, il répondrait à ses questions, même si le sujet était encore extrêmement sensible. Puis, il se saisit de l’ourlet de son pantalon d’uniforme et, d’une main hésitante, remonta le tissu pour dévoiler l’orthèse en métal noir et blanc, magnifiquement travaillé de sorte à rappeler la dentelle. Il déglutit, se sentant mis à nu, dévoilant l’une de ses plus grandes vulnérabilités.

« J’ai…Je l’ai perdu l’an dernier lorsqu’on a attaqué le château », avoua-t-il, mâchoire et poing serrés. « J’affrontais un Mangemort et une colonne m’est tombé dessus… » Il baissa momentanément les yeux. Ce deuil-là non plus n’était pas tout à fait terminé. « Mais je vous assure que ce n’est pas un handicap – enfin, pas vraiment », ajouta-t-il en replantant ses yeux bleus dans ceux d’Euphémia. « J’apprends encore à vivre avec, mais j’ai énormément travaillé pour adapter mes techniques à cette nouvelle réalité… »

Il se mordit l’intérieur de la joue. Oh, comme il espérait que la carte des aveux était le bon jeu et que tout ça ne lui coûte pas le rêve de sa vie. Pitié, pas un troisième deuil, suppliait-il silencieusement. Caleb était fort et résiliant, il l’avait prouvé à maintes reprises. Mais s’il fallait que tous ses espoirs s’éteignent, il ne trouverait peut-être pas la force de se relever cette fois.

L’attente de la réaction de sa potentielle future supérieure était intenable. Jouer la carte de l’honnêteté était un risque indéniable. Même s’il ne s’agissait là que d’un entretien verbal et qu’il n’avait pas encore d’épreuves physiques à passer, Caleb savait très bien que son avenir pouvait se jouer à cet instant précis. Ainsi, il avait retenu son souffle, de peur qu’expier l’air emprisonné dans ses poumons pouvait influencer l’opinion de son interlocutrice. Ses hochements de tête lui indiquaient qu’elle entendait bien ce qu’il lui disait. Ce ne fut que lorsqu’elle lui confirma que le fait d’avoir été redoublé ne jouerait pas en sa défaveur qu’il se permis enfin d’expirer, laissant discrètement l’air s’échapper d’entre ses lèvres entrouvertes. Voilà qui était un grand soulagement.

Attentif aux moindres petits tics, tiraillements de traits ou autres signes trahissant une quelconque émotion, le Serpentard ne quittait pas le visage d’Euphémia. Il opina à son tour lorqu’elle lui indiqua que sa jambe amputée tenait plus d’une épreuve à surmonter qu’un véritable handicap, baissant son pantalon en serrant sa prothèse à travers le tissu délicat. Oui, elle avait bien raison. Cette amputation, c’était son choix. On lui avait bien dit que, grâce à un traitement magique strict et plutôt long, il était possible de lui redonner une jambe. L’option la plus logique aurait sans doute été d’accepter; sa mère avait été la première à insister pour qu’il le fasse. Cependant, tout entêté qu’il était, il avait catégoriquement refusé. Pour ne pas oublier. Pour se rappeler tous les jours que, contrairement à de nombreux autres élèves plus malchanceux, il avait survécu en n’y laissant qu’un morceau. Et maintenant que Nolwen s’était envolée, pour se souvenir de ne jamais abandonner le combat. De toujours se dépasser et repousser les limites.

Et c’est exactement ce qu’il était attendu de lui. Le dos bien droit dans le fauteuil, il s’abreuvait aux lèvres de la cheffe des Aurors. D’un hochement de tête, il vint confirmer qu’il comprenait. Qu’il savait que le chemin sur lequel il s’était engagé n’était pas le plus simple. Il était tortueux et semé d’embûches, ces dernières pouvant le faire trébucher à tout moment. Il en était pleinement conscient. Tout comme il savait pertinemment que l’essentiel était qu’il soit en mesure de se relever chaque fois qu’il mettrait le genou à terre. Seul. Sans s’attendre à ce qu’on lui tende la main pour l’aider. Il devait se tenir debout. Pour sa famille. Pour Rose. Pour Geoffrey. Pour Elysium. Pour ceux qui, comme eux, étaient prêts à mener le combat pour ébranler le statu quo, qu’ils soient physiquement près ou pas. Il devait revêtir l’uniforme. Caleb Petitjean était un jeune homme aussi buté que déterminé. Dans sa tête, aucune autre voie n’était possible. Il avait déjà les deux pieds dans l’Ordre du Phénix; il allait y déverser tout son cœur et toute son âme.

« Je le suis, et je le serai », répondit-il d’un ton ferme et solennel, bombant légèrement le torse. « Je ferai tout ce qu’il faut pour arriver au sommet. Je redoublerai d’efforts sur tous les plans. Je ne vous décevrai pas. Je vous en donne ma parole. »

Sur ce, il se leva et s’avança d’un pas vers elle, la main tendue vers elle. Sans doute était-il également culotté de sa part de poser ce geste, mais il lui avait semblé plus qu’à propos. C’était plus qu’une promesse; c’était un véritable engagement – la signature d’un contrat qui allait, si tout se passait comme il le fallait, devenir officiel.